L'INSURRECTIONNALISME : NOSTALGIE DE L'INSURRECTION OU NÉCESSITÉ DE NOTRE TEMPS?
Pourquoi l'insurrection?
Tout d'abord, il nous faut dire deux mots sur ce qui nous a conduit à
nous « frotter » à cette question. Le retour du terme
d'insurrection nous a paru significatif, du moins si l'on pense que
la critique a un rapport avec son temps. Si le terme a une longue
histoire au sein du mouvement révolutionnaire, son emploi était
devenu rare si l'on excepte la période des années 1970 en Italie et
tout particulièrement le « mouvement de 1977 ». Des
groupes continuent à s'en réclamer dans les années 1980-1990, mais
c'est surtout depuis une dizaine d'années qu'il apparaît
publiquement, à travers des écrits (L'insurrection qui vient),
des pratiques (lutte anti-G8, luttes dans le Val de Suze) et même
des mises en scène politico-médiatique comme celle menée contre
les « sept de Tarnac ».
Son nouvel impact semble lié aux impasses de la perspective
révolutionnaire traditionnelle, qu'elle soit de type anarchiste ou
communiste. Les thèmes du « Grand soir », de la « prise
du palais d'hiver » et même de la « grève générale
insurrectionnelle » ont du plomb dans l'aile.
Or l'insurrection sans majuscule et l'idée
d'insurrections multiples relancent la discussion autour des rapports
entre révolution et alternative et éventuellement, la question des
alternatives à la révolution. L'insurrection peut ainsi être mise
à toutes les sauces, de la plus modérée avec « l'insurrection
des consciences » en provenance de l'Appel
des appels qui se réclame du programme
du CNR de la Libération, à la plus « limitée » avec un
récent appel à une « insurrection démocratique contre le
discours dominant sur la dette publique1 ».
Mais ce discours irrigue aussi les luttes récentes
depuis les insurrections surprises d'Égypte, de Tunisie et de Syrie
ou du Yémen jusqu'aux luttes des « indignés » espagnols
et des occupy
Wall Street américains.
C'est donc aussi sur le terrain des luttes que
nous avons eu l'occasion de rencontrer nombre de protagonistes de ces
dernières qui se réfèrent peu ou prou à la notion d'insurrection
comme si le terme était devenu synonyme de résistance par le bas,
de pratiques politiques cherchant à échapper aux formes
traditionnelles de l'activité politique2.
Néanmoins, dans ces pages, nous nous consacrerons de façon
préférentielle à l'analyse de courants qui ne conçoivent pas
l'insurrection autrement que dans sa perspective révolutionnaire
antiétatique et anticapitaliste. Nous espérons cette confrontation,
certes critique, fructueuse, car nous nous sommes aperçus des
capacités d'ouverture et de discussion qui les animait quand ils ne
cédaient pas à des tendances sectaires.
Que recouvre le terme d'insurrectionnalisme?
Il n'est pas évident de saisir l'ensemble des
thèses et agissements qui se sont cristallisés à partir de la
revue Tiqqun3
et ensuite
autour du livre L'insurrection qui
vient4
parce que leur champ est suffisamment
vaste pour que se dégagent des tendances
diversifiées à partir d'un éclectisme théorique constitutif, si
ce n'est clairement revendiqué. Toutefois, on a affaire à
suffisamment de références communes pour pouvoir parler de la
constitution d'un courant politique, même si celui-ci n'est pas
repérable à partir de l'existence d'une ou plusieurs organisations
formelles puisqu'il se déploie justement et volontairement par des
regroupements informels. C'est pourquoi nous avons adopté le parti
pris d'englober l'ensemble de ce courant, malgré ses différences,
sous le terme d'insurrectionnaliste même si certains de ses
protagonistes, comme en Italie, semblent préférer celui
d'insurrectionniste. Un autre fait nous a poussé à adopter cette
terminologie, c'est qu'à partir de la médiatisation de
L'insurrection qui vient, s'est
développée progressivement en France, avec le succès relatif qui
s'ensuivit, une idéologie de l'insurrection, bref un
« insurrectionnalisme ».
Nous ne confondons donc pas « l'insurrection qui vient »
avec « l'anarcho-autonomie qui vient », comme le
répandent les commentateurs médiatiques qui ont repris en chœur et
à plusieurs occasions la désignation policière
« d'anarcho-autonomes ». En effet, l'usage de ce dernier
terme n'est que la résultante de l'ignorance théorique et politique
du pouvoir, de la police et des médias, une ignorance qui s'était
déjà affichée auparavant avec un emploi inconsidéré de la notion
« d'ultra-gauche » pour tout ce qui se développerait en
dehors du gauchisme trotskiste ou de l'anarcho-syndicalisme.
Pour qui se donne la peine de chercher, on trouve
pourtant une définition claire de « l'insurrectionnisme »
dans un texte italien de 1993 : « Nous considérons que la
forme de lutte la plus adaptée à l'état du conflit de classe
actuel dans pratiquement toutes les situations est la forme
insurrectionnelle, et c'est particulièrement le cas dans la zone
méditerranéenne. Par pratique insurrectionnelle, nous entendons
l'activité révolutionnaire qui entend prendre l'initiative dans la
lutte et qui ne se limite pas à attendre ou à définir des réponses
défensives aux attaques par les structures du pouvoir. Les
insurrectionnistes ne soutiennent pas les pratiques quantitatives
typiques qui consistent à attendre, par exemple, des projets
numériquement significatifs avant d'intervenir dans les luttes et
qui durant cette période d'attente se limitent au prosélytisme
et à la propagande ou à une contre-information stérile, car elle
ne sert à rien.5 »
D'autres, tels les
syndicalistes étudiants, certains gauchistes ou
même des anarchistes, veulent mettre un nom sur ce qui restait,
jusqu'à la parution de Pie et les arrestations de Tarmac, un
ensemble d'actions assez disparates. Quand les médias demandent, par
exemple au syndicat SUD et
au nouveau Parti anticapitaliste (NPA), ce qu'ils pensent de ce genre
d'actions, cela semble quelque peu les troubler. En le qualifiant
« d'ultragauche », ils le renvoient dans un no man's
land du discours politique et, en le
qualifiant « d'autonome », ils peuvent à dessein le
discréditer en utilisant péjorativement l'abréviation de « toto »
alors que, objectivement, cette qualification « d'autonomes »
exprime seulement une volonté de marquer ses distances envers les
organisations officielles gauchistes et libertaires6.
Toutefois, le terme reste vague, car l'autonomie historique7
a pris des formes variées comme, par exemple, celle de « l'autonomie
ouvrière » dans l'Italie de la fin des années 1960 et du
début des années 1970 qui vit les jeunes prolétaires
du Sud refuser la discipline des grandes usines du Nord et déborder
les revendications traditionnelles du mouvement ouvrier.
À l'évidence, il ne s'agit pas de cette
autonomie-là dans le cas qui nous occupe actuellement puisqu'elle
concernait le dernier moment historique de l'insubordination
ouvrière, alors qu'aujourd'hui le fil rouge de l'histoire des luttes
de classes semble rompu, ce dont les insurrectionnalistes prennent
acte, explicitement ou le plus souvent implicitement. Mais s'agit-il
alors de « l'autonomie diffuse » qui parcourt l'Italie
des années 1974-1979 avec 1977 comme point d'orgue? La référence
concrète à 1977 est en tout cas présente, même s'il est difficile
de savoir si elle est théorisée ou s'il s'agit d'une simple
fascination pour la violence de l'époque ou encore d'une façon de
se rattacher à une forme générale d'opposition de la part des
jeunes prolétaires et étudiants précarisés. Le livre récent de
Marcello Tari Autonomie 1 Italie des
années 1970 (éditions La Fabrique,
2011) essaie de faire un bilan de ce point de vue. Le livre est à
lire, même s'il souffre d'une réécriture de l'histoire des années
1973-1977 à partir du prisme théorique de la revue Tiqqun
et du livre L'insurrection
qui vient. L'inconvénient premier est
de traiter une époque maintenant historique avec des concepts
d'aujourd'hui (contre-insurrection, plan de consistance, ligne de
fuite, gouvernementalité, la plèbe, etc.),
mais l'inconvénient majeur est que ça
conduit aussi à privilégier certaines choses par rapport à
d'autres sans l'expliciter alors que c'est la lecture
insurrectionniste de l'événement qui dicte ce choix. Pour ne
prendre qu'un exemple Tari surestime l'importance réelle dans les
luttes d'un groupe comme Potere Operaio
parce qu'il le juge d'essence
insurrectionniste et il sous-estime l'influence du groupe Lotta
continua parce qu'il restera plus
ambigu sur la question des élections, le niveau de violence adéquat
des actions et la lutte armée.
On notera cependant que, pour ce courant, le
rattachement à l'Italie du mouvement de 1977 est plus fort que le
rattachement au Mai 68 français ou au biennio
rosso italien de 1968-1969 (le 1968
étudiant et « l'automne chaud » ouvrier de 1969)8.
Les insurrectionnalistes semblent faire leur la citation de Nanni
Balestrini et Primo Moroni tirées de L'Orda
d'oro9 :
« 77 n'a pas été comme 68, 68 a
été contestataire, 77 a été radicalement alternatif. Pour cette
raison la version “officielle” présente 68 comme bon et 77 comme
mauvais; en fait, 68
a été récupéré alors que 77 a
été anéanti. Pour cette raison, 77 ne pourra jamais, à la
différence de 68, être un objet de célébration facile ».
Cette citation va d'ailleurs être mise en exergue au début de
« Ceci n'est pas un programme », même si
l'interprétation qu'en fait Tiqqun est
sujette à caution10.
En fait, nous pensons que cette mouvance
politique est en partie l'héritière de l'autonomie diffuse, bien
qu'elle se situe dans une perspective qui n'est plus celle de la
révolution, jugeant peut-être que le temps des révolutions est
terminé. Elle rendrait compte ainsi de la nécessité de développer
un nouveau type de mouvement en dehors des schémas historiques
traditionnels. C'est d'ailleurs ce qui lui attire, entre autres
choses, les foudres de différents groupes ou individus qui se
réfèrent encore à des organisations formelles anarchistes ou
libertaires. Nous y reviendrons.
Le livre précurseur semble être celui de Franco
Berardi (Bifo) dont on retient au moins le titre comme slogan :
« Le ciel est enfin tombé sur la terre11 ».
Il y est affirmé la primauté du terrain des micro-comportements et
du désir du sujet sur le système politique et l'institution. Un
sujet « qui se tient ailleurs » (p. 21), ce qui préfigure
la sécession insurrectionnaliste. Un sujet qui se pose à la fois
comme détermination historique (besoin et nécessité) et comme
extranéité (possibilité de libération en acte). « Dans la
fluidité du procès [...] le sujet est cette dureté qui sait
prendre transversalement et recomposer ».
(ibid., p. 36)
Cette question de la transversalité se retrouvera
dans la revue Tiqqun avec
l'idée que « l'Empire » n'est pas l'ennemi, mais un
milieu hostile, « une certaine configuration des hostilités »
(Tiqqun, u,
p. 252). Il ne nous fait donc pas face. Il nous traverse. «Il est un
rythme qui s'impose, une manière de faire découler et s'écrouler
la réalité.12 »
C'est un aspect qui sera repris par les insurrectionnalistes
alternativistes, mais pas par les anarchistes insurrectionnistes, du
moins ceux dans la lignée directe de la revue italienne Anarchismo,
comme nous le verrons plus loin.
Mais cette tendance du mouvement de 1977 à
exalter un « sujet »
bute vite sur la difficulté qu'il y a à concevoir encore
l'existence d'un sujet sans pouvoir lui donner une consistance ou un
emplacement. Le sujet est alors seulement celui de la recomposition.
Toutefois, il n'est plus pensé en termes operaïstes de composition
de classe (ouvrier-masse, puis ouvrier social), mais plutôt en terme
de décomposition de la classe par ses strates marginales finalement
au-delà de toute représentation. Le terme de « jeune
prolétariat » fut néanmoins employé un temps (cf.
« Bifo », op.
cit., p. 88) et il fut déclaré que
« le marginal est au centre » (ibid.,
p. 127). C'est d'ailleurs surtout à
Bologne que tout le mouvement baigne autour d'une atmosphère
giovaniliste « jeuniste »
(en français)13.
En France, on trouve, à la même époque, une
trace de ce type de réflexions dans le livre de Bob Nadoulek14
: L'iceberg des autonomes (éditions
Kesselring, 1979), qui développe l'idée que tous les secteurs
offensifs sont pour l'instant à la périphérie du système de
reproduction... sans que ces marges ne représentent une masse
significative de potentialité subversive. Tout juste ces marges
peuvent-elles espérer prospérer dans le cadre d'un système devenu
très aléatoire où la circulation des flux s'impose à
l'accumulation productive. Nadoulek place son espoir dans des
« identités nomades » qui doivent donner lieu à divers
comportements de rupture et constituer des enclaves de lutte. Si nous
devions caractériser cette stratégie, nous pourrions la qualifier
de rupturiste, mais elle n'est pas insurrectionniste car les moyens
de rupture envisagés sont très variés, y
compris non violents comme ceux employés dans la « désobéissance
civile ». En outre, elle consiste davantage en une somme de
refus microscopiques, mais déstabilisateurs, qu'en un fantasme
insurrectionnaliste renvoyant encore à la mythologie du Grand Soir.
La tentation insurrectionniste
Elle nous semble aujourd'hui à l'œuvre, au moins
en France comme nous venons de le voir et en Italie où on retrouve
un courant autour d'Alfredo.M.Bonanno, (« vieux »
militant anarchiste sicilien) et des cercles informels qui publièrent
en particulier le journal Canenero15.
C'est bien parce qu'il y a des
références partagées — comme Os
Cangaceiros, divers textes de Bonanno,
et des pratiques militantes convergentes à
visée insurrectionnelle (mise en avant de pratiques illégalistes,
références à l'émeute, centrage des luttes autour des symboles de
la répression et de la « société carcérale16 »),
etc. — que nous parlons de l'insurrectionnalisme comme d'un tout,
même si c'est forcément réducteur17.
Nous le dénommons également ainsi pour le
démarquer de ce que certains, comme le groupe Théorie
communiste, ont appelé «le mouvement
d'action directe (MAD)». Un mouvement d'action directe qui peut être
défini ainsi : « Pour notre part, les luttes se mènent à
partir de soi, en tant qu'individus porteurs de désirs et en tant
qu'être social porteur d'antagonismes de classe, sans rupture ni
hiérarchie entre celles qui offrent l'occasion d'affrontements plus
ponctuels, mais collectifs, sans privilégier ni exclure d'arme
spécifique, en choisissant l'action directe — qui refuse toute
médiation — et la quête de toujours plus de liberté comme moteur
de l'action18 ».
Cette tendance annonce la réactivation de
l'insurrectionnisme en refusant de voir le capital comme rapport
social et donc en ne laissant aux dominés que le choix entre
soumission et subversion. « Mondialisé depuis bien longtemps,
le capital et l'État, qui l'accompagne
nécessairement, nous écrasent chaque jour davantage et tendent non
seulement à contrôler, mais aussi à supprimer toute vie sur
Terre19 ».
Il ne s'agit pas là de nostalgie quelconque sur un état antérieur
mythique, mais bien de la question fondamentale de la vie, soit de la
réappropriation de soi totale par chaque individu et de l'expression
absolue de subjectivités qui ne prennent corps que dans l'échange.
S'il est bien entendu que la libération individuelle effective de
tous/toutes ne peut être que collective, il s'agit aussi dès à
présent de s'attaquer au capitalisme et à l'État sans attendre que
tout le monde s'y mette souhaitant, comme Vaneigem il y a trente ans,
que « le primat de la vie sur la survie sera le mouvement
historique qui défera l'histoire ». (p. 7)
Théorie communiste20
fait assez justement remarquer
que, dans
cette perspective, c'est l'émeute qui devient
un rapport social,
car le capital a en quelque sorte
déjà disparu en tant que
matérialité il n'est plus
qu'aliénation y compris d'un espace qu'il
s'agit de libérer dans des « zones
autonomes temporaires » comme
s'y emploient les Black
Blocks. On retrouve ici une seconde
source de l'insurrectionnalisme, à savoir la tendance volontariste à
l'autonomie par rapport à une société qui serait étrangère aux
individus et où toute possibilité d'autonomie serait niée. Et
c'est justement pour cela que les insurrectionnistes essaient
constamment de construire cette autonomie. Mais le MAD reste sans
explication sur les transformations du capitalisme et, finalement,
sur sa pérennité. C'est l'activisme qui lui tient lieu de ligne de
conduite, mâtinée d'un peu d'anti-mondialisme. Il raisonne encore
souvent selon les termes de l'anti-impérialisme, de
l'anti-américanisme. Ses
ennemis sont l'OMC, le FM...
l'État-nation au service des firmes multinationales. Pour le MAD,
c'est comme si les restructurations du
capital n'avaient pas eu lieu, comme si c'était seulement la
marchandisation du monde qui s'était accentuée.
C'est donc très différent de ce que va proposer Tiqqun avec
ses analyses de « l'Empire » et de la mise en réseau
généralisée. Différent de ce que propose aussi L' IQV qui, si
elle parle certes de violence directe, d'occupation, parle aussi de
blocage des flux et, ce qui va de pair, de réappropriation des
territoires et de regroupement en communes. C'est également
différent d'autres tendances principalement axées sur la guérilla
antifasciste et/ou anti-policière ou encore sur l'apologie de la
violence pure.
Il semble y avoir un malentendu ou peut-être une divergence entre
ces tendances : les premières plus intellectualistes tiennent
comptent des transformations du capital, en partie en utilisant de
façon ouverte ou parfois honteuse les analyses néo-opéraïstes et
négristes sur la prépondérance de la circulation sur la
production, des flux sur les stocks; les secondes, plus insurgées,
ne retiennent que la position « guerre de partisans » de
L'IQV. On trouve aussi des divergences entre ceux qui voient
essentiellement « l'insurrectionnisme » comme l'un des
moyens de lutte à préconiser dans telle ou telle période, dans
telle ou telle situation, et ceux qui veulent en faire une politique
et qui, par là, risquent de propager, même à leur corps défendant,
une nouvelle idéologie, l'insurrectionnalisme.
Cela dit, les uns comme les autres paraissent sous-estimer la force
d'un capital restructuré dans sa forme réticulaire.
L'IQV entrevoit, certes, l'importance de l'organisation en réseau,
mais son analyse demeure sommaire et mise sur la multiplication des
« lignes de fuite » (là encore Deleuze et Guattari) et
la libération de territoires. Sans compter la reprise de
« savoir-faire », comme l'une des composantes de la
« réappropriation de l'autonomie », ce qui n'est guère
étonnant lorsque l'on sait que la revue reprend à son compte nombre
d'énoncés de L'Encyclopédie des nuisances en la matière,
sans la citer d'ailleurs, ce qui explique son succès initial auprès
d'individus engagés précédemment dans les oppositions radicales
aux biotechnologies. Dans l'optique de tout, cela doit favoriser la
rupture à la fois envers des conditionnements oppressifs et envers
« l'occupation militaro-policière ».
« Il n'y a pas de désertion individuelle à
proprement parler. Chaque déserteur emporte avec lui un peu du moral
des troupes. Par
sa simple existence, il est la récusation en acte de l'ordre
officiel; et tous les rapports où il entre se trouvent contaminés
par la radicalité de sa situation » (Tiqqun,
II :
« Thèses sur la communauté terrible », p. 109). La
sécession remplace la révolution. C'est la critique de toute
poursuite des fins au profit d'une expérimentation immédiate
définie (en vertu de quoi?) comme rupturiste.
Cela nous renvoie au programmatisme anarchiste
qui, insérant la volonté dans le champ de l'histoire comme axe
moteur, introduit forcément une dimension à la fois causaliste et
moraliste dans l'analyse du processus de domination, même si les
insurrectionnalistes rejettent a priori
toute morale, contrairement aux
anarchistes c'est « à cause de l'oppression de la marchandise
que les gens souffrent, c'est la méchanceté et la cupidité des uns
qui sont causes du malheur des autres, le désir est fondamentalement
révolutionnaire et émancipateur21,
mais il est perverti par la société manipulatrice, l'humain est
dominé par son produit, etc.
Même si cette rhétorique est relativement inévitable dans un écrit
de type pamphlet « révolutionnaire » comme UlE, et même
si nous y succombons tous à un moment ou à un autre, l'ouvrage ne
s'élève pas assez au-dessus de cette description victimisante et
dualiste du « faux » social opposé au « vrai »
social, du « contrôle » opposé à la liberté, du vrai
« moi » face au « moi » en crise qu'on nous
construit, de la « subjectivité étatisée » face à la
vraie subjectivité, etc.
La première position sur les formes brutes de
domination souffre d'une analyse peu approfondie de l'État dans sa
forme réseau et, par suite, ses auteurs sont vite coincés par la
logique du discours dominant sur la violence. Les flux médiatiques
proposent une vision le plus souvent dichotomique ou manichéenne du
monde et orientent les informations dans l'un des deux canaux forgés
par le biais du citoyennisme mondialisé, le bad
et le good,
logique qui s'inspire de la vision
binaire du monde — « on aime »,
« on n'aime pas » — des
magazines people ou
des réseaux sociaux comme Facebook, À
ces deux canaux, on peut en ajouter un
troisième à vocation temporaire : le ni bad
ni good,
sorte de lieu d'incubation qui
permettra au doute de se dissiper et à l'événement d'être enfin
classé. On trouvera un exemple de la rhétorique binaire (même si,
dans ce cas, elle est à dominante négative) utilisée par les
moyens d'information dans un article de Gilles Balbastre publié le
25 octobre dernier sur le site Acrimed : « Matin d'un jour
de mobilisation sur RTL : les
signes avant-coureurs de l'Apocalypse?22 »
On y incrimine les « casseurs »,
ceux qui portent atteinte aux biens, de même que ceux qui entravent
d'une manière ou d'une autre la liberté de circulation des biens et
personnes, le mouvement étant implicitement supposé
consensuellement positif (good),
contrairement à l'arrêt ou au
ralentissement qui serait forcément et tout aussi consensuellement
négatif (bad).
Appliqué à la violence urbaine, ce raisonnement explique pourquoi
les citoyennistes peuvent admettre, à la rigueur, que des jeunes
brûlent des voitures — monstres industriels polluants que l'on n'a
pas trop de mal aujourd'hui à classer dans la catégorie du bad
alors qu'en Mai 68, ils auraient été classés dans la catégorie
du good — et s'indignent qu'ils attaquent une école ou un
gymnase ou un local associatif (réalisations de l'État social,
forcément rangées dans la catégorie du good). Or, on ne
peut discuter et s'opposer à cette logique qu'en analysant la
structure et l'action de l'État- réseau.
La seconde position sur la possibilité d'autres
formes de socialité est elle-même ambiguë dans l'IQV. D'un côté,
on y retrouve une idée contenue dans l'Appel23
selon laquelle face au tout totalitaire
de la domination, on ne peut mener une attaque frontale ni même
trouver un angle d'attaque qui puisse échapper à ce tout. La seule
possibilité serait alors celle de la « sécession » :
« L'auto-organisation locale, en surimposant sa propre
géographie à la cartographie étatique, la brouille, l'annule; elle
produit sa propre sécession » (p. 98). On a donc bien
l'impression d'une rupture, mais le reste du texte laisse penser
qu'on a plutôt affaire à des pratiques alternatives : « La
question du territoire ne se pose pas pour nous comme pour l'État.
Il ne s'agit pas de le tenir. Ce dont il s'agit, c'est de densifier
localement les communes, les circulations et les solidarités à tel
point que le territoire devienne illisible, opaque à toute autorité.
Il n'est pas question d'occuper, mais d'être le territoire.24 »
(p. 97-98).
Suit une énumération de lieux pouvant être
détournés de leur fonction officielle. On est ici très loin de
l'insurrectionnisme de l'Appel. En
fait, la reprise du terme de « commune » est peu claire,
car elle n'est pas en référence historique précise, par exemple à
la Commune de Paris. L'usage de la minuscule comme la liste des
activités concernées indique que les auteurs n'en font que le cadre
de quelque chose d'organisé en commun dans une sorte de proudhonisme
qu'ils ne revendiquent d'ailleurs pas. Les communes seraient avant
tout des bases d'expérimentation25
de rencontres et de pratiques, base de liens sociaux de remplacement.
En effet, la crise des institutions et de la reproduction des
rapports sociaux capitalistes obligerait les individus à en créer
de nouveau et, pourquoi pas donc, sous la forme de communes! Mais en
voulant les multiplier à l'infini (p. 90), l'IQV les aplatit sur le
sens le plus courant, le « moins-disant » en quelque
sorte. Toute maison occupée est une commune, les comités d'action
de Mai 68 sont des communes, Radio Alice
à Bologne en 1977 est une commune...
l'épicerie de Tarnac est une commune
Nous verrons plus loin que cet aspect est encore plus marqué chez
les épigones qu'au sein du modèle originel.
1
Cf. l’article du même nom signé G. Azam, E. Balibar, T. Coutrot,
D. Méda, Y. Sintomer dans le journal Le
Monde du
14/01/2012.
2
Pour une synthèse
critique de ces mouvements, on peut se reporter à notre article de
la revue Temps
critique « Les indignés : écart ou sur place.
Désobéissance, résistance et insubordination », disponible
sur le site de la revue (http://tempscritiques.free.fr).
4
Comité
invisible,
L'insurrection qui
vient, Paris, La
Fabrique, 2007 (iqv
à partir de maintenant dans le texte).
5
For an Anti-authoritarian
Insurrectionist International. Proposal For a Debate,
Elephant Edition, 1993, traduit par Y. Coleman in Ni patrie ni
frontière (npnf)
no 27-28-29, p. 416. L’insurrectionnisme anglophone a
commencé à apparaître au cours des années 80, à la suite de
textes italiens, et grâce aux traductions des articles de Bonanno
effectuées, entre autres, par Jean Weir pour Elephant Edition et la
revue Insurrection, en Grande-Bretagne, et à des
informations publiées par la revue Demolition Derby, au
Canada. Son influence était alors marginale et ce qui occupait le
devant de la scène libertaire, en particulier en Angleterre,
c’était plutôt des groupes actifs comme Class War.
6
« Aujourd'hui,
une poignée d'autonome et d'anars nourris à l'insurrectionnisme le
plus naïf font quasiment office de porte-parole autoproclamés des
idées libertaires et tout le monde semble d'accord pour qu'ils
continuent leur petite entreprise de sabotage inconscient. On entend
qu'eux dans les médias alternatifs avec leurs “hauts faits
d'armes” et leurs “barricades héroïques” qu'ils ont dressées
là où la domination les attendait depuis des mois. Jusqu'au
prochain “contre-sommet” où ils nous remettront une couche de
“faut tout péter” sans en avoir jamais les moyens. C'est quoi
ces types? C'est quoi leur but? Se construire leur propre mythe? A
qui, à quoi servent réellement leurs “actions”? Quels
enseignements en tirent-ils? Qu'ils sont les
superwarriors/résistants
de l'époque? Pour moi, c'est juste une version viriliste du
Bisounours qui croit encore naïvement que ces démonstrations sont
“de force” alors qu'ils sont pilotés et/ou canalisés depuis
des plombes par leurs adversaires. (Hé non! Ce n'est pas défaitiste
de considérer la puissance adverse comme
énorme.) Dans cette société de contrôle que nous dénonçons
quotidiennement, oui l'adversaire est Tout-Puissant et nos marges de
manœuvre faibles et particulièrement “risibles” sur le terrain
de la confrontation par la force. » (Un internaute anonyme sur
Rebellyon Info,
le 5 novembre 2008.) À côté de critiques judicieuses, tout y
est : le dépit amoureux, le sentiment de la concurrence, le
langage de l'enquête policière, l'assurance de celui qui sait.
7
On peut repérer
plusieurs origines à l'autonomie comme forme politique subversive,
celles des luttes ouvrières anarcho-syndicalistes (dont Georges
Sorel fut un des théoriciens avec, notamment, ses Réflexions
sur la violence), mais
aussi celles des cercles anarchistes, des « en-dehors »
et autres illégalistes et anarchistes individualistes.
8
Nous avons pu nous en
rendre compte, par exemple dans des discussions, en 2008, au cours
des débats qui suivaient les actions théâtrales et politiques du
groupe Intervento.
9
Nanni Balestrini et Primo Moroni, L’Orda d’oro, Sugarco
Edizioni, 1988, p. 307 : « Il ’77 non fu come il ’68.
Il ’68 fu contestativo, il ’77 fu radicalmente alternativo. Per
questo motivo la versione “ufficiale” definisce il ’68 come
buono et il ’77 come cattivo; infatti, il ’68 è stato
recuperato, mentre il ’77 è stato annientato. Per questo motivo
il ’77, a differenza del ’68, non potrà mai essere un anno di
facile celebrazione ». Pour une critique de cette
interprétation, on peut se reporter à J. Guigou et J. Wajnsztejn,
Mai 68 et le mai rampant italien, L’Harmattan, 2008, et
particulièrement aux pages 306-325 et 354-360. On peut aussi se
référer au livre cité de « Bifo » où est affirmé,
p. 169, que le Mouvement de 77 représente un « nouveau 68 ».
10
En effet, Tiqqun croit
ou feint de croire que c'est le Mai 68 Français qui est
ici visé par la
critique alors qu'il s'agit du Biennio rosso italien (1968-1969)
qui se trouve opposé au soulèvement de 1977.
11
Franco Berardi, Le ciel est enfin tombé sur la terre, Paris,
Le Seuil, 1979. F. Berardi, dit « Bifo », ancien membre
de Potere Operaio, fut à l’initiative de Radio Alice de Bologne
et du Mouvement de 1977 dans sa dimension désirante. Mais Antonio
Negri aussi aura son influence quand il parle, par exemple à propos
du discours autonome, d’un « discours éthique » et
non pas moral (cf. Les Untorelli. La peste à Bologne,
Recherches, no 30, 1977, p. 82). Ce langage est repris
dans le texte « Rupture : replacer l’émancipation dans
une perspective sécessionniste » :
(http://infokiosques.net/spip.php?article415)
et aussi par les tenants de la désobéissance civile comme par
exemple les enseignants « désobéisseurs ».
12
Cf. « Mise au point du Comité invisible », reproduit
dans npnf, nos
27-28-29 (2009), p. 179-187.
13
Pour une critique
interne à ce
mouvement de
l'Autonomie, on peut se
référer à des
textes de la revue Insurrezione
(1977) qui publia
une brochure de bilan en 1981, intitulée Prolétaires
si vous saviez et
reproduite en français sous forme de brochure en 1984 (pour des
photocopies on peut s'adresser à JW).
14
Il participera à la
revue autonome Camarades,
puis à Matin
d'un blues. Il est
également l'auteur de Violence
au fil d'Ariane, Bourgois
Editeur, 1977.
15
Le discours transalpin
est toutefois plus orienté vers la critique de la technoscience et
la dépossession qu'elle produirait en effaçant toute trace du
passé, ce qui pourrait enlever tout sens à la révolte et au désir
d'une autre vie. L'insurrection devient alors une urgence absolue,
une question de vie ou de mort. Pour une critique de ce groupe, on
peut se reporter au texte d'André Dréan : « Notes
d'humeur sur Canenero and Co », datant de 2000, puis préfacé
et édité en 2010. (On peut nous en faire la demande.) Certains
textes de Bonanno semblent servir de référence, en particulier
« Lutte révolutionnaire et insurrection », Anarchismo,
nº 30 (1980), dans lequel l'auteur fait de la lutte révolutionnaire
une longue suite d'insurrections préparées par une « minorité
anarchiste » (citation tirée de la revue A
corps perdu, nº
3, 2010). On signalera quelques textes de Bonanno disponibles en
français : La
joie armée (1977)
téléchargeable sur le site de Non
Fides (http://www.nonfides.fr/?La-Joie-Armee),
dans lequel il critique le fétichisme de la production et
l'idéologie du travail pour leur opposer le seul besoin essentiel,
celui du communisme. Il y annonce « la révolution de la
vie », la pratique du jeu plutôt que de « jouer le
jeu », tout en mettant en garde de ne pas confondre le jeu et
le jouet (la mitraillette ou le P38), de même que « la joie
armée » avec la lutte armée professionnalisée; Contre
l'amnistie (1984)
dont une première traduction de l'époque en français n'est plus
disponible, mais est reprise dans le numéro 94 de la revue Cette
Semaine (2007).
Signalons aussi « La lutte anti-militariste » à propos
de la guerre du Golfe dans le no 3 de Temps
critiques. Bonanno
a également traduit en italien le texte de Jacques Wajnsztejn :
« Contre l'État-nation » (Temps
critiques nº 2)
pour le no 67 de la revue Anarchismo
et le supplément
au nº 3 de Temps
critiques sur la
guerre du Golfe : « Quelques réflexions sur la dernière
guerre » pour le nº 68 d'Anarchismo.
16
Un bon résumé de cette conception nous est donné dans l’article
« Au centre du volcan » issu du no 3 de la
revue A corps perdu : « Le monde dans lequel nous
vivons est une prison, dont les quartiers se nomment Travail,
Argent, Marchandise […] Nous sommes nés et avons toujours vécu
dans cet univers carcéral. Il est donc tout ce que nous
connaissons. Il est en même temps notre cauchemar et notre
sécurité. Et pourtant. Comme chaque prisonnier le sait… »
(p. 12.)
17
Cet aspect réducteur
sera sûrement plus ressenti au sein du microcosme parisien où les
petites différences sont souvent extrémisées par des soucis de
distinction ou des questions de personnes, mais nous avons pu
constater que dans diverses villes de province prévalait plutôt
une sorte de pot commun d'idées et de pratiques dans lequel
individus et groupes puisaient sans état d'âme.
18
Cf. « Mutines Séditions » in Cette Semaine. La
notion de « Mouvement d’action directe » est reprise
d’un article d’Undercurrent, revue ultra-gauche publiée
il y a quelques années à Brighton, intitulé « Pratique et
idéologie dans le mouvement d’action directe », qui fait
suite à la manifestation violente du 18 juin 1999 dans la City de
Londres, contre l’OMC.
19
On retrouve là aussi une caractéristique de l’insurrectionnalisme
futur, à savoir la tendance au catastrophisme.
21
Il y a au moins un texte qui révèle explicitement ses références
deleuziennes (Mille Plateaux) sur cette toute puissance
libératrice des désirs et de subjectivités désaliénées qui
affirment leur propre puissance, c’est le texte de Rupture (cf.
op. cit.).
22
L’article révèle l’intensité de la peur des journalistes face
au mouvement contre la réforme des retraites, qui se développait à
ce moment-là, en soulignant la concentration des termes à
connotation négative qui sont employés d’ordinaire avec une
apparente neutralité pour qualifier les conflits sociaux. Yves
Calvi interroge, par exemple, un syndicaliste CGT de la raffinerie
de Dunkerque : « 28 ans, père de famille avec trois
enfants, vous travaillez depuis l’âge de 19 ans et donc j’imagine
que vous comprenez très bien à quel point un mouvement comme le
vôtre est dur à vivre pour les Français qui nous écoutent,
autrement dit, je m’adresse à l’être humain et non au
syndicaliste obtus, vous pouvez comprendre alors ? Alors, première
question, difficulté dans les transports plus pénurie d’essence,
est-ce que vous ne trouvez pas que ça fait quand même beaucoup ? »
Si le fait de présenter l’apparence d’un « être
humain », d’avoir 28 ans et d’être père de famille est
forcément good, l’acte de bloquer est d’autant plus bad
que le sujet possède les attributs qui devraient, selon la logique
binaire, l’amener à vouloir circuler.
http://www.acrimed.org/article3466.html.
23
Il s'agira de
« constituer un ensemble de foyers de désertion »
(Appel :
proposition v).
cf. infra.
24
Nous n’allons pas faire d’enquête pour savoir quel est le lien
supposé ou réel des Tarnacois avec l’iqv,
mais si leur but était celui-là, alors force est de reconnaître
que l’échec est sévère ou qu’en tout cas, il est difficile de
rendre complémentaire rupture et alternative.
25
Les « Commentaires
déplacés » sur l'iqv
dans le no
3 de la revue A
corps perdu semblent
faire un contresens sur ce point.
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