AUX
ORIGINES THÉORIQUES
Pour expliciter et justifier notre interprétation de
l'insurrectionnalisme, nous allons remonter à ses prémisses dans
les années 1970 à partir d'une rapide analyse des positions et des
actions du groupe des Fossoyeurs du vieux monde (FVM), et de
Os Cangaceiros qui lui succède. Puis, nous examinerons en
détail l'apport de Tiqqun avant d'analyser ses derniers
développements ou avatars, aussi bien théoriques que pratiques.
Cette remontée aux prémisses n'est pas à confondre avec un retour
aux sources. Il ne nous importe pas tant de faire le tour des
références revendiquées de ce courant (qui a d'ailleurs plutôt
l'habitude de les cacher) que de mettre à jour des fils théoriques
parfois disparates, mais dotés d'effets de corpus. Les nombreuses
métaphores insurrectionnalistes en témoignent.
Les Fossoyeurs du Vieux monde
(par la suite FVM) est le nom d'un groupe-revue qui s'est constitué
à partir de rencontres initiées au début des années 1970 à Nice.
Elles sont suivies, à partir de 1976, par d'intenses échanges qui
débordent de la localité niçoise et posent les bases de la future
association. Le groupe aboutit à une critique sans complaisance de
l'activisme gauchiste et du quotidiennisme comme idéologie de la
privatisation de l'activité subversive (cf. p. 19 et 23 du numéro
2), mais au profit d'un centrage sur le « révolutionnaire »
et un « savoir être révolutionnaire » qui recopie et
reproduit les impasses du situationnisme.
À leurs débuts, les Fossoyeurs prennent pour devise le
slogan de mai 68 « Ne travaillez jamais », à une époque
où le plein emploi semble triompher. Le travail salarié se
généralise et concerne 90 % de la population active. S'il
prend déjà des formes très diversifiées (multiplication des
petits boulots, développement du travail intérimaire), il n'est
encore fait nulle part allusion à un quelconque processus de
précarisation. Quand des opérations sont menées contre des agences
intérimaires (bombages, cocktails Molotov) dès l'après-68, ce qui
est attaqué c'est une forme particulière de l'exploitation
patronale, mais elle n'est pas assimilée à un changement de la
structure du marché du travail ou à une contre-offensive du
patronat. On y entrevoit aussi une forme de « flexibilité
prolétaire » qui perpétue sous d'autres formes le mouvement
de refus du travail des années précédentes (absentéisme, grèves
sauvages, turn over) ou celui de « l'autonomie ouvrière ».
À partir de là, les membres du groupe vont développer une
réflexion originale, même si elle se situe dans la continuité de
celle de l'internationale situationniste (is). En effet, elle est
centrée sur la critique de la marchandise et de l'aliénation
qu'elle engendre à travers une mise en spectacle produisant sans
cesse de l'insatisfaction et des frustrations. Pour les FVM, c'est
l'insatisfaction en relation à la marchandise qui caractérise le
prolétaire, figure moderne du pauvre plus que du travailleur dont
l'insatisfaction provenait de la division du travail et de
« l'aliénation » par rapport à son produit. Dans ces
conditions, le prolétaire moderne est toujours dans le négatif
alors que, sous la figure de l'ouvrier, il n'était qu'un négatif
potentiel, un négatif à mettre en oeuvre pour renverser ou dépasser
un rapport positif au travail et au capital technique (capital fixe,
accumulation) dont la croissance est jugée globalement
« progressiste » et source d'une réappropriation
possible dans le socialisme ou plus concrètement dans l'autogestion.
Aujourd'hui, le prolétaire moderne serait donc
inaccompli dans une société qui jamais ne le laissera être dans un
autre état qu'insatisfait. Dans cette mécanique du manque, une
lecture immédiate pourrait nous porter à croire que c'est le manque
d'argent qui le symbolise le mieux, mais ce serait une erreur. Comme
le fait remarquer un passage du numéro 2,
ce n'est pas l'argent qui manque, mais la
richesse. Richesse et pauvreté doivent donc être débarrassées de
leur contenu quantitatif et monétaire pour prendre une dimension
plus symbolique et politique. Face à la marchandise, les prolétaires
se retrouvent aussi séparés et en concurrence que face au travail.
Il y a donc un enjeu à vivre collectivement sans travailler quand se
fait jour l'existence aliénée de la seule communauté qui reste, à
savoir la communauté du manque. En conséquence, les FVM se trouvent
des affinités avec tous ceux qui manifestent leur insatisfaction à
l'égard d'un monde qui se dérobe à eux sans cesse. Leur approche
permet de faire « passer l'agressivité des blousons noirs sur
le plan des idées », l'agressivité
étant « le pôle négatif de l’aliénation »,
c'est-à-dire l'action du manque. C'est en cela qu'ils se
reconnaissent dans les actions d'émeutes, de rodéos, de pillages
qu'eux-mêmes pratiquent ou encouragent.
Le travail est, dans cette perspective, un vol de temps, temps qui
est la forme réelle de l'expérience du travail pour le prolétaire
et non ce qu'il peut produire. Mais, en réalité, pour les FVM,
c'est le travail vivant qui est mis à la porte. Le seul travail
significatif pour le capital est désormais le travail mort et c'est
pourquoi être contre le travail, alors que le travail comme activité
singulière n'existe plus, est parfaitement logique. Par l'action
même du capital serait en marche la décomposition du prolétariat
comme classe du travail. La lutte du travail contre le capital est
donc historiquement épuisée et le mouvement ouvrier est mort
définitivement (p. 38 du numéro 2). En conséquence le travail ne
subsiste que pour accomplir l'abstraction spectaculaire générale.
Cette approche s'est faite contre les
interprétations de « l'autonomie ouvrière » et une
perspective classiste d'auto-valorisation prolétaire fondée sur une
analyse des transformations du procès de production appuyée sur une
lecture des Fondements de la critique de
l'économie politique de Marx
(Grundrisse) qui, pourtant, posent les bases de la caducité du temps
de travail comme mesure de la valeur. Le creuset théorique de
référence reste « situationniste » dans la mesure où
il est centré sur la critique du travail,
même s'il s'ouvre à une postérité un
peu différente avec les notions de « publicité » et de
« bavardage » chères à J. P Voyer.
À partir de cette base théorique, de nombreuses
actions vont être menées par les Fossoyeurs
jusqu'en 1984, par exemple des
interventions sur des quartiers comme celui des Dervallières à
Nantes et Bagatelle à Toulouse en 1978 ou la participation aux
émeutes de Caen la même année. Mais petit à petit, l'activité de
réflexion perd de son importance dans la revue pour laisser la place
à des retours sur des expériences diverses, des grèves aux émeutes
des prolétaires du Royaume-Uni ou de France.
Os Cangaceiros
est la revue d'un groupe qui se forme en 1985,
prenant la suite des FVM dont certains de ses membres sont issus
et il perdurera jusqu'en 1991. Elle se définit comme suit, dans son
numéro 2 de novembre 1985 : « “Os Cangaceiros” veut
dire “Tout est possible”, “Nous sommes en guerre”, “Rien
n'est vrai, tout est permis” ».
Le premier axe d'intervention, en 1985, se situe
dans un soutien, de l'extérieur, aux prisonniers et aux révoltes
des prisons. Il s'agit d'exprimer une solidarité
active par des actes de sabotage ciblés
plus que par des tracts et comités de soutien habituels.
À partir de 1989-90, les actions entreprises dans cette direction
n'étaient plus en correspondance avec une révolte précise, mais
avec le refus de la construction de nouvelles prisons.
Mais cette offensive sur le front des prisons ne constitue pas la
seule activité du groupe.
Comme la revue Os Cangaceiros l'analyse à sa manière,
l'époque est secouée par de violentes convulsions en réaction à
la liquidation de certaines formes de travail obsolètes dans le
cadre de la restructuration du capital qui fait suite au cycle de
luttes des années 1960-1970 et à la crise de productivité qui
l'accompagne.
Les Cangaceiros
cherchent donc à dégager de nouvelles
formes de conflictualité, telles celles que présentent à leurs
yeux diverses manifestations de révolte passant outre les syndicats,
par exemple lors de la grève du secteur naval à Bilbao et surtout à
Gijón.
Ce qui est crucial, donc, c'est la portée d'un mouvement de
prolétaires qui privilégie la démocratie directe par la pratique
des assemblées, des affrontements avec la direction et la police et
des actions de sabotage. Cette tendance « assembléiste »
va être portée aux nues par la revue qui s'illusionne sur la portée
de cette forme qu'elle trouve plus démocratique et basiste que la
forme conseil.
Pourtant, en l'occurrence ici, cela ne change rien au contenu de la
lutte qui reste très lié à un statut spécifique, à savoir
celui des ouvriers des chantiers navals ou des travailleurs
portuaires, et à un travail, surtout dans l'Espagne
« retardataire », où prédominent encore des formes de
travail quasi artisanales. À la même époque, la Coordinadora
des collectifs de dockers des ports
espagnols, née à Barcelone avec son journal La
Estiba, cherche à rassembler les
dockers sur des bases de démocratie directe, mais les contenus ne
dépassent pas la défense du statut et une autogestion des formes de
travail en équipes. Une critique du travail s'ébauche, mais elle
est contradictoire avec une affirmation d'un travail salarié
spécifique qui est la base de l'unité de ces travailleurs. Cette
ambiguïté est renforcée par l'existence, alors, d'une base arrière
qui n'existe plus aujourd'hui et que constituaient des quartiers
portuaires, tels que celui de la Barceloneta.
Cette question des bases arrière est
d'ailleurs extrêmement importante pour qui s'attache au devenir de
certaines formes d'action ou de luttes.
L'absence actuelle de ces bases arrière dans les
pays centres du capital conduit aujourd'hui certains courants, allant
de l'alternativisme à l'insurrectionnalisme, à vouloir créer de
toutes pièces des « bases avant » faute de ces « bases
arrière », mais sans le vivier qui leur permettrait de
s'établir et de servir de modèle. Même la tendance au retour à la
terre qui pointe parfois aujourd'hui est un retour plus individuel
que collectif et ne s'inscrit pas dans un mouvement de communautés
tel qu'il s'est ébauché dans les années 1960-1970 surtout aux
États-Unis et en Allemagne. L'engouement du milieu libertaire pour
les formes de vie et de lutte au Chiapas peut ainsi s'entendre comme
projection d'une base arrière de substitution sur des aspirations à
la communauté (sans faire de détail et de
tri sur le fonctionnement jugé globalement plus ou moins
« communiste » de ces communautés)
et/ou comme accommodement avec les anciennes théories foquistes
pourvu qu'elles soient parées des couleurs de la « résistance »
et des partisans.
Le groupe se penche aussi sur les grandes grèves
des mineurs anglais de 1984.
Au-delà de la critique du syndicalisme, la revue s'intéresse à ce
qui a débordé la grève classique pour ouvrir vers « une
guerre ouverte contre l'État » qui seule peut dépasser le
particularisme corporatiste de la défense d'une activité et d'un
statut pour ouvrir vers l'universel d'une convergence entre ceux qui
sont encore salariés et ceux qui ne le sont déjà plus ou ne le
seront jamais. Les termes d'émeutes et d'insurrection apparaissent
au fil des pages.
D'ailleurs, très vite, la revue oriente son
activité vers les pratiques émeutières
des quartiers et essaie de décrire la révolte vue du dedans, au
plus près du lieu où elle se manifeste, comme aux Minguettes à
Vénissieux
et à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue lyonnaise.
Notons au passage que l'histoire de la
pacification des rapports sociaux suscite plusieurs interprétations.
En effet, la « Marche pour l'égalité » de 1983 était
une initiative des plus critiquables aux yeux des Cangaceiros
car elle s'appuyait sur une vision
naïve de la démocratie, les marcheurs prenant à la lettre le
message révolutionnaire de 1789, notamment la revendication de
l'égalité. Ce point de vue extrême d'Os
Cangaceiros est aujourd'hui relativisé
et interprété, par exemple, par quelqu'un tel que Alessandro
Dell'Umbria, proche des FVM à l'époque,
comme la dernière tentative de faire
bouger les choses par le bas, tentative qui aura rencontré d'un
côté, une honteuse récupération par SOS-Racisme et de l'autre, la
répression. Alors que la « mouvance autonome » française
est plus attirée par les marges, les squats et une sorte de
contre-société vivant en cercle fermé, Os
Cangaceiros cherche à développer les
liens créés avec les prolétaires et autres pauvres
au cours de chaque « événement » souvent lié aux
autres par un même rapport à l'émeute. Comme groupe organisé, ils
vont à la rencontre des prolétaires pour trouver dans la situation
même l'ouverture vers des interventions qui leur semblent
pertinentes et qu'ils revendiquent. C'est ainsi que l'expérience de
ce groupe perdurera jusqu'au début des années 90 avec des sabotages
et des actions à son actif telles, par exemple, celles visant la
construction de nouvelles prisons
à la fin des années 80.
On notera la réédition récente des textes d'Os
Cangaceiros dans des circuits
insurrectionnalistes, ce qui indique bien une certaine filiation
historique, mais on peut émettre des doutes sur l'effet
d'entraînement que cela peut produire. En effet, le contexte est
aujourd'hui très différent et la coupure avec ce qui se passe en
banlieue beaucoup plus forte. Parler de banlieue n'a d'ailleurs pas
la même signification. Au moment des émeutes des Minguettes à
Vénissieux et de Vaulx-en-Velin, il existait encore dans la première
un dense tissu industriel et une mixité sociale, certes
majoritairement populaire et construite sur la durée, qui n'existe
plus aujourd'hui et, dans la seconde, des formes de liens
communautaires (et non communautaristes) assez développés au sein
d'une immigration d'origine maghrébine et africaine plus récente.
Il y avait dans ces émeutes la négativité propre à toute émeute,
maiselle reposait aussi sur une politisation sous-jacente qui s'était
exprimée dans la marche pour l'égalité, mais qui était aussi
perceptible dans les discussions de quartier et jusque dans les
établissements scolaires.
« Beaucoup d'entre nous vivions d'ailleurs en banlieue et on y
travaillait tout à fait “normalement” sans avoir à se poser la
question d'un “établissement”
qui, en plus, nous rappelait fâcheusement celui pratiqué dans les
usines par les maoïstes français vingt ans auparavant. »
À l'époque, il y avait encore non seulement une croyance en une
jonction possible entre « émeutiers » et
« révolutionnaires », à preuve certains numéros du
journal Mordicus et ses appels à l'émeute en leur direction,
mais une certaine proximité de terrain et de contact. Aujourd'hui,
c'est beaucoup plus difficile parce que lorsqu'on n'avance pas on
recule. On ne repart jamais du même point parce que la dynamique du
capital se nourrit des affrontements sociaux et exploite l'évolution
des rapports de force. Là encore, nous payons des échecs, ceux des
années 1970; les rapports sociaux se sont durcis, les séparations
urbaines se sont souvent accentuées, la « mixité sociale »
a régressé, les cornmunautarismes ont progressé. Ce qui s'est
passé en 2005 avec la révolte des banlieues confirme plus que
n'infirme cela. Une vraie séparation est apparue entre la révolte
de cette jeunesse et celle qui a lutté contre le CPE l'année
suivante. Nous y reviendrons. Et ce qui vient de se passer en octobre
2010 n'invalide pas vraiment cela. Il ne s'agit pas de dire que rien
ne s'est passé, mais de voir qu'on a juste assisté à une reprise
de contact entre catégories qui ne se connaissent plus. De ce point
de vue, on est en deçà des liens qui avaient été tissés en 1994
au moment du CIP, mais dans une tension beaucoup plus forte avec le
pouvoir, vu le niveau atteint par la crise de reproduction des
rapports sociaux.
La Bibliothèque des émeutes (1990-1995)
Huit numéros parus et une volonté de rassembler
toute la documentation disponible sur les émeutes contemporaines
qu'elle considère comme la forme privilégiée de la rébellion
parce qu'elle ne procéderait pas d'un calcul politique, mais d'une
révolte spontanée contre l'aliénation. Une aliénation qui serait
prise de vitesse par l'immédiateté de l'émeute : « L'émeute
est le seul moment pratique et public où l'aliénation est critiquée
[...]. Dès qu'une émeute est organisée, elle cesse d'être une
émeute. C'est sa force et sa faiblesse [...]. Les émeutes sont
faciles à récupérer, à discréditer, à écraser; sauf au moment
et là où elles ont lieu. Dans la profondeur du temps où nous
sommes, elles sont à chaque fois comme des silex frottés avec
maladresse et colère, mais dont le résultat inverse le froid et
l'obscurité. Toutes trop vite noyées ou étouffées, les émeutes
modernes n'en sont pas moins le vivant refus de la soumission et de
la résignation, le pied de biche qui ouvre des perspectives [...]
elles sont toujours une menace pour l'État dans un monde entièrement
étatisé ; elles sont toujours urbaines dans un monde entièrement
urbanisé; [...1 là où il y a des chefs, elles sont débordement de
ces chefs, là où il y a des marchandises, elles sont destruction de
la valeur marchande. »
La revue développe ce qu'elle appelle une « théologie »
de l'émeute, définie comme le meilleur moyen « d'achever
l'humanité » au prétexte que « tout a une fin ».
Elle conclut son premier numéro en disant qu'elle
ne lancera pas d'autre appel à l'émeute car ce serait encore tracer
un chemin, donner une direction contraire à l'immédiateté.
L'inconscience de l'émeute ne peut sortir d'une conscience critique.
« On ne va pas à l'émeute, on s'y trouve. »
Cette revue envisage l'émeute dans une perspective mondiale et
repère une différence de traitement médiatique pour 1992 qui n'est
pas sans rappeler la vision dichotomique et manichéenne que nous
avons déjà relevée ici. On a donc « la bonne émeute de Los
Angeles », supposée répondre à la « colère légitime »
provoquée par le tabassage de Rodney King par le Los Angeles
Police Department (LAPD), la grève des camionneurs diffamée et
qualifiée de stupide; la mauvaise émeute de Rostock qui serait
raciste et d'extrême droite » (ibid., nº 6. 1994).
Dans son dernier numéro de 1995 (nº 8), la revue s'efforce de
déterminer quel pourrait être « le véritable contenu de la
prochaine insurrection » mais alors que, dans son numéro 1,
elle reliait l'émeute, par sa contagion, à l'insurrection, puis
l'insurrection à la révolution quand elle prend la totalité comme
objet, bizarrement elle s'appuie cette fois sur la théorie des
conseils et l'expérience de la période 1917-1923... qui n'a
pourtant pas grand-chose à voir avec les pratiques émeutières.
À noter enfin que ce point de vue est encore
celui de la totalité ce qui n'est plus le cas chez nombre
d'insurrectionnalistes qui, à la suite de F.Guattari, dénoncent la
fiction de l'Un et s'appuient sur le moléculaire plus que sur le
molaire, le local plus que sur le global.
À l'occasion, l'émeute gagne ses lettres de
noblesse alors que, traditionnellement, elle est plus liée au
langage du pouvoir et des médias, qui lui donnent une connotation
péjorative, qu'à celui de protagonistes qui s'en réclameraient.
Ainsi, Mike Davis signale, dans Les
Héros de l'enfer (Textuel, 2007), à
propos des manifestations de Watts (Los Angeles) en 1965, que les
porte-parole du quartier parlèrent de rébellion alors que les
médias blancs stigmatisèrent les émeutes (p. 35). Dans un premier
temps, les habitants du quartier regagnèrent bien une certaine
fierté transformant leur stigmatisation en action de révolte.
Pourtant, M. Davis rappelle opportunément que, malgré les
prévisions de certains sociologues américains à propos des émeutes
de Los Angeles, un cocktail de rockers éthiques, de peintres
muralistes, de break dancers et de rappeurs finira par former une
nouvelle intelligentsia organique pour un « nouveau bloc
historique oppositionnel ». Mais, après l'élimination des
Black Panthers au
début des années 70, des groupes se réclamant initialement de la
contestation politique virèrent au gang au fur et à mesure que leur
espoir d'émancipation s'effaçait de l'horizon.
À la « théologie » de la Bibliothèque des émeutes
va succéder la « métaphysique critique » de Tiqqun.
Tiqqun : De présupposés théoriques éclectiques à une
nouvelle forme de programme
Pour bien comprendre le renouveau
insurrectionniste il nous semble nécessaire d'examiner ce qui l'a
inspiré au cours de ces dix dernières années, en France du moins.
Repartons donc de la revue Tiqqun qui,
malgré ou à cause de son parti pris élitiste et de son
éclectisme,
va fournir des armes théoriques et des pistes pratiques à toute une
mouvance.
Dans un texte comme Introduction
à la guerre civile de Tiqqun,
nº 2, on trouve une mise en place des
concepts-clés de la revue : l'insurrection, l'émeute et la
guerre civile qui donnent l'impression que les processus
révolutionnaires ne sont perçus qu'à travers
l'insurrectionnisme de Blanqui. Toutefois, ces références se
trouvent déjà chez Babeuf.
Remonter jusqu'à cette lointaine période
historique peut paraître un peu déplacé, mais pas si on considère
des problèmes qui apparaissent comme récurrents quand on parle
d'insurrection, que ce soit dans la phase pré-prolétarienne
comme dans la phase post-prolétarienne. Des problèmes,
par exemple, entre l'ensemble de la classe ou « les masses »
et les fractions communistes.
Après la défaite de 1848, la guerre
civile devient une arme de la bourgeoisie contre les
révolutionnaires, mais non contre des
travailleurs qui lui sont nécessaires. Ce sont les débuts du
« mouvement social » qui a peu à voir avec
l'insurrection révolutionnaire et qui sera même son fossoyeur quand
il réussira à se pérenniser sous la forme des grands partis
ouvriers sociaux-démocrates, puis léninistes et, enfin, staliniens.
Mais ce terrain de la guerre sociale, catégorie traditionnelle de la
pensée insurrectionniste, est repensé par Tiqqun non pas à
partir des idées de Babeuf ni même à partir de celles de La
Commune, qui vit pourtant se heurter insurrection et
contre-insurrection dans un premier temps, puis guerre
révolutionnaire contre guerre civile dans un deuxième temps, mais,
ô surprise, à la lumière des théories de Carl Schmitt sur la
guerre civile.
Il faut préciser tout d'abord que, pour
C.Schmitt, le postulat premier du politique est de permettre la
distinction entre ami et ennemi. Dès lors, la tâche de l'État, en
tant qu'acteur politique, peut être simplement d'assumer et de
décider qui sont les ennemis non seulement extérieurs, mais aussi
intérieurs. On a là une interprétation de C.Schmitt qui renvoie à
l'utilisation que les fascistes ont fait de ses thèses. Cette
conception de l'activité politique souveraine laisse donc libre
cours à toutes les dérives d'un État dont la force paraît
proportionnelle à sa capacité d'action. Plus l'État taperait du
poing en désignant l'ennemi,
plus il serait fort. Ainsi, il est clair que l'insurrectionnalisme
actuel interprète les événements de cette manière à chaque
action de répression réalisée par les forces de l'ordre. Nous y
reviendrons.
En outre, la conception d'une « guerre
civile mondiale » part de l'idée d'un déclin des guerres
entre États-nations à une époque ou l'arme atomique rend quasiment
impossible un nouveau grand conflit ouvert, au profit d'une « guerre
totale » que représenterait la guerre de guérilla. Pour
Schmitt, les guerres à venir (c'est-à-dire actuelles pour nous) ont
pour modèle la guerre révolutionnaire dont le but est de subvertir
l'ensemble de la société à laquelle elle s'attaque et non pas
seulement une force extérieure qu'il suffirait de vaincre
militairement, mais finalement superficiellement en laissant tout le
reste inchangé. Cette construction théorique de Schmitt rompt avec
une vision traditionnelle de la guerre où s'affrontent des forces
belligérantes relativement symétriques comme au cours des deux
premières guerres mondiales puis de la « guerre froide ».
Schmitt pense que la prochaine guerre ressemblera plutôt à une
opération de police ou de politique intérieure menée au nom d'un
nouvel ordre mondial — opposant des forces a priori dissymétriques
et de natures très dissemblables.
En fait, l'ennemi sera de plus en plus un ennemi « intérieur »,
intérieur à l'État (intérieur à l'Empire, dit Tiqqun).
Tiqqun s'empare
de ce schéma et se positionne comme un symbole de l'existence d'un
ennemi potentiel dans ce monde. Un ennemi qui se désigne un autre
ennemi en la personne de la police, bras armé (« machine de
guerre ») du ministère de l'Intérieur et de ses diverses
ramifications.
Mais comment Tiqqun va-t-il
réussir le tour de force théorique d'intégrer son héritage
marxiste (la guerre de classes) à son héritage schmittien (la
guerre civile menée par les partisans) ? Cela reste pour le lecteur
un mystère, un mystère qui cache une impasse, celle de s'appuyer
uniquement sur les initiatives de l'ennemi pour espérer s'y opposer
et le vaincre. En effet, dans la
perspective de la guerre sociale il est bien évident
que les classes mènent tour à tour l'offensive dans le cadre de la
lutte des classes (ce qu'on appelle la dialectique des luttes de
classes). Par exemple, la contre-révolution
serait une réponse à la révolution.
Mais, dans la guerre civile, la perspective change. Il n'y a plus de
contradiction dialectique, mais une simple opposition entre dominants
et dominés, et les premiers préparent à l'avance, par des
techniques contre-insurrectionnelles... « l'insurrection qui
vient ».
On n'est pas loin des théories du complot, surtout quand Tiqqun
insiste sur les « infiltrations
et les exfiltrations » des groupes extrémistes comme pour s'en
démarquer (p. 259).
Il s'agirait, pour les pouvoirs en place, de « former des
hommes à la lutte contre nous » (p. 259), mais « nous »,
c'est qui et quels seraient les déterminations de ces nous qui les
porteraient à résister si les dispositifs contre-insurrectionnels
sont si préventifs et efficaces?
Par une suite logique, cette revue ne cite pas un
seul des théoriciens de l'insurrection
alors que Schmitt cite nommément Lénine ou Che Guevara, mais il
faut reconnaître que ces figures révolutionnaires ne sont plus
politiquement correctes, y compris dans le « camp » révolutionnaire
! On peut aussi noter qu'elle ne parle pas plus des embryons de
guérillas plus récentes, comme celle des GAP de Gianfranco
Feltrinelli en Italie, au début des années 1970 ou même celle
menée par les BR peu après, ces deux dernières en référence plus
ou moins marquée à la guérilla antifasciste.
Tiqqun en
reste au modèle des Tupamaros
uruguayens dont la stratégie est à
couper le souffle : « Les mots nous divisent, les actes
nous unissent » et les insurrectionnalistes des années 2000
ont repris cela en chœur.
Tiqqun note seulement que dans la guerre de guérilla, le
partisan est le combattant irrégulier, c'est-à-dire celui qui passe
outre les conventions de la guerre tel que le droit international les
a élaborées tout au long du XIXe et du XXe
siècle parce qu'il n'en reconnaît pas la légitimité.
En fait, ce qui intéresse Tiqqun ici, ce n'est pas tant la
stratégie de la guerre révolutionnaire (et on comprend alors
pourquoi elle n'en cite pas des théoriciens reconnus même par
l'ennemi, comme le général nord-vietnamien Giap) que les techniques
contre-insurrectionnelles mises en place à partir de la bataille
d'Alger, c'est-à-dire en milieu urbain. Tiqqun en vient donc
à parler, dans Ceci n'est pas un programme (Tiqqun, II,
p. 258-259), de cette guerre de partisans, en la raccordant comme
Schmitt aux guerres de décolonisation et particulièrement à la
guerre d'Algérie parce qu'elle aurait servi de terrain d'expérience
pour le contrôle des populations civiles, « le marquage des
individus à risque », « la guerre psychologique »,
« le massacre d'État », la manipulation médiatique,
etc. Ces techniques furent aussi développées par l'armée anglaise
en Irlande du Nord.
À travers ces techniques, ce serait l'État d'exception schmittien
(Tiqqun emploie plus exactement le terme « d'état
d'urgence permanent ») qui remplacerait l'État libéral, « la
règle devenant un ensemble d'exceptions ».
Cette guérilla urbaine remet en question l'art de
la guerre tel qu'il avait été théorisé préalablement sous sa
forme classique clausewitzienne. En effet, ce « nouveau
partisan » se distingue profondément du partisan des luttes
anti-fascistes et même du partisan des luttes anti-coloniales qui
représentaient justement des figures séparant complètement un
combat ciblé et restreint contre un ennemi particulier, du reste des
rapports sociaux. Le partisan était au service d'une « cause »
extérieure à sa propre situation sociale, et l'anti-fasciste ou
l'anti-colonialiste pouvait être bourgeois, prolétaire ou paysan,
son statut étant secondaire.
En France, l'archétype en est Jean Moulin, chef de la Résistance,
mais ex-préfet de la IIIe République.
Mais si la figure du partisan traditionnel est
liée à la représentation d'un État de type État-nation à
stratégie souverainiste (comme dans l'Appel du 18 juin du Général
de Gaulle) ou à une lutte de libération nationale, elle cadre mal
avec le contexte actuel d'un État-nation en déliquescence qui fait
place progressivement à un État-réseau. En réalité, la position
du partisan ne peut être tenable que face à un État qui fait bloc.
Le partisan peut s'opposer à l'État fasciste car c'est l'archétype
de l'État fort dans la mesure où il a neutralisé, au moins
provisoirement, l'ensemble des contradictions sociales qui le
traversent, mais c'est moins vrai dans un État faible déjà
organisé en réseaux clientélistes et mafieux de par sa structure
archaïque (l'Italie des années 70 où ce sont les réseaux
clientélistes qui structurent l'État) comme l'a montré l'échec
des GAP de G. Feltrinelli, conçus justement sur le modèle de la
guerre de partisans
alors qu'il n'existe plus de base arrière pour la faire vivre.
Comment concevoir la pertinence de ce modèle dans le cadre d'un État
qui s'est redéployé horizontalement en réseaux tout en se
restructurant verticalement par niveaux hiérarchisés, mais
coopératifs?
Ceci apparaît d'autant plus difficile que Tiqqun
définit l'Empire comme un ensemble de
dispositifs en temps normal et qui n'existe visiblement, sous forme
systémique, que dans la crise! Et de toute façon, comment faire
coller ce néo-partisanat avec l'idée d'insurrection?
Le flou le plus total concerne cette question et
c'est parfois le commandant Marcos et le Chiapas qui sont donnés
comme modèle parce que, premièrement, il y aurait sécession au
moins dans une aire géographique, même limitée, deuxièmement,
parce qu'il y aurait une forme de guérilla latente qui n'est ni la
guerre classique ni la lutte armée et enfin, troisièmement, parce
qu'il y aurait prise d'appui sur le commun des liens indigènes.
Il en est un peu de même pour les références à Via
Campesina et au Mouvement
des sans-terre. Ou alors, ce sont les
jeunes des banlieues des métropoles occidentales qui sont
exemplaires dans la mesure où ils reproduisent, mais d'une manière
transposée, la « guerre des pierres » en Palestine et le
fantasme de quartiers qui reconstitueraient des bases arrière
capables de bouter la police hors leurs murs. Mais le jeu du chat et
de la souris n'est pas de la guérilla et, malgré certains faits
d'armes mis en exergue, on ne peut à la fois annoncer des chiffres
significatifs de victimes policières et dénoncer partout une
occupation policière. En outre, si la police est considérée comme
l'ennemi principal avec l'idée pas toujours explicitée que la
répression va se renforcer, que cela va entraîner des bavures et
des morts, donc de la révolte de masse et, finalement, un
écroulement de l'État, il n'est absolument pas tenu compte de
l'existence de forces militaires (450 000 hommes en France) appuyées
sur des armes lourdes et prêtes à intervenir si le besoin s'en fait
sentir.
Indépendamment des critiques qu'on pourrait
formuler sur ces trois points, nulle différence n'est faite entre
une situation où il existe encore ce qu'on peut appeler « une
base arrière » pour la sécession et une autre, celle de nos
grandes métropoles qui les a détruites. Le « rurbain »
(Henri Lefebvre) a remplacé la division ville/campagne à
l'exception de quelques régions inhospitalières qui laissent place
à quelques expérimentations, le plus souvent individuelles.
L'hypothèse foquiste ou guerilleriste dans les pays dominants ne
peut pas se développer car elle ne rencontre pas de rapports sociaux
qui pourraient lui servir de refuge.
En fait, on peut trouver deux acceptions insurrectionnistes de la
notion de guerre civile.
Selon la première, la révolte se caractérise
aujourd'hui « par l'action violente et décidée des insurgés
qui occupent les rues et s'affrontent violemment avec tous les
organes de l'État, mais aussi entre eux ». « Nous sommes
à la veille de la guerre civile, nous sommes déjà dans la guerre
civile ».
Dans cette conception, on a une confusion entre d'un côté la
barbarisation des rapports sociaux, comme conséquence de nos
défaites précédentes et des soubresauts qui agitent la société
capitalisée, et de l'autre avec ce que la dimension
insurrectionnaliste comprendrait nécessairement de passion, de
fureur, de sauvagerie, de « forces
primordiales de la barbarie ».
Cette guerre civile signalerait le retour du multiple contre le
fantasme de l'Un. Dit autrement, le processus actuel de totalisation
(l'Empire pour Tiqqun, la
société capitalisée pour Temps
critiques) naîtrait de la crise du
processus d'universalisation liée aux Lumières.
Selon la seconde conception et pour Tiqqun,
la guerre civile en cours est en réalité une guerre continue contre
la population, et elle prend la forme d'une pacification armée,
œuvre de la contre-insurrection comprise comme si c'était là une
contre-révolution. D'ailleurs, « Comment faire? »,
Tiqqun (TII,
p. 27) confirme cette confusion en
parlant de contre-révolution « préventive ». Mais, en
réalité, le dernier assaut prolétarien des années 1960-1970
n'ayant pas donné lieu à une révolution, il ne peut pas y avoir de
contre-révolution. Il est plus juste de parler d'une dynamique de
restructuration du capital qui se met en place après les défaites
de la révolte de la jeunesse et de l'insubordination ouvrière de
ces décennies-là. Dit autrement, ce sont les mouvements des années
1960-1970, y compris d'ailleurs les mouvements de libération
nationale et les mouvements guerilleristes ou « foquistes »
d'Amérique latine qui ont été battus et c'est le capital qui fait
sa révolution.
En fait, Tiqqun est
obligé de forcer l'analyse en faisant exister comme prémisse à
tous ses développements l'existence d'une réalité
insurrectionnelle déjà présente supposant, comme on l'a vu, des
dispositifs contre-insurrectionnels déjà à l'œuvre,
d'où l'emploi du terme de guerre civile. Si des indices de ces
dispositifs existent bien, on peut quand même douter d'une réalité
insurrectionnelle latente ou déclarée en Europe. Mais deux autres
obstacles se dressent pour l'utilisation de cette notion. Tout
d'abord, l'emploi de la notion de guerre civile nécessite qu'il y
ait encore une société civile, conception largement empruntée à
Hegel et Marx dans leur description de la société bourgeoise, mais
qui ne vaut plus pour les individus égogérés de la société du
capital. D'ailleurs, Tiqqun le
reconnaît indirectement en disant que l'Empire est immanent à la
société (Tiqqun, nº
p. 21, 49, glose). Ensuite, la question de la guerre civile, telle
qu'elle a été posée, en Europe, depuis les guerres de religion,
est à mettre en relation avec celle de l'État à l'époque de la
mise en place d'un État moderne mettant fin à la guerre de tous
contre tous ou de chacun contre chacun comme le disait Hobbes. Pour
ce faire, cet État devait justement organiser et encadrer une «
société civile ». Or, c'est cet État qui est aujourd'hui en
crise. En crise à la fois en sa qualité d'État-nation, et en sa
qualité d'intégrateur et de pacificateur social. En effet, dans un
premier temps (1945-75), l'État politique s'est fait État social
sans sacrifier sa première fonction à la seconde, ce qui lui a
permis de résister au dernier assaut prolétarien et aux mouvements
de lutte armée;
dans un deuxième temps, l'État-nation
devient un État-réseau dans lequel les institutions sont résorbées
ou s'autonomisent afin de prendre des formes plus contractuelles,
plus flexibles, se calquant sur le modèle du marché. Les
institutions, mais aussi tous les anciens agents de médiation, se
montrent incapables de s'adapter à la nouvelle donne qui privilégie
le contrôle, y compris l'auto-contrôle plutôt que la pure
discipline. L'État est donc devenu très fort en tant qu'« État du
capital » à l'intérieur d'une société capitalisée qui n'a pu
s'instaurer qu'après une véritable révolution du capital, une
révolution qui n'est pas seulement économique, mais aussi
anthropologique. Ce qui en découle est une situation de pacification
sociale d'autant plus accomplie qu'elle est capable de réaliser la
fin de la séparation entre État et société civile au sein de la
société capitalisée. L'Allemagne et les pays scandinaves, le Japon
à un autre niveau nous en fournissent les meilleurs exemples. Là où
les institutions résistent c'est, comme en France, parce qu'elles
sont encore investies non pas d'une simple fonctionnalité
bureaucratique, mais d'une valeur politique entretenue par le pouvoir
et ressentie par les dominés comme le souvenir, si ce n'est la
marque actuelle, d'idéaux révolutionnaires ou au moins
universalistes. C'est sur cette base que fleurissent des initiatives
« citoyennes » qui se situent dans cet entre-deux.
L'Appel (2003)
qui est sans référence explicite à Tiqqun,
n'en représente pas moins sa version
militante. Le contexte historique y est réaffirmé, c'est celui de
la « guerre civile mondiale » (Proposition II) et des
conflits de nature asymétrique.
Les analyses sont précisées de manière à dégager des positions à
caractère programmatique.
Dans la proposition I, c'est la notion de
« sécession » qui est mise en avant et celle
d'opposition, y compris extra-parlementaire, qui est critiquée car
elle impliquerait une sorte de parallélisme entre des forces opérant
sur le même terrain. Les auteurs semblent donc en rester à l'idée
que le capitalisme est un ensemble de dispositifs qui font
« systèmes »
et définissent donc une clôture. S'y opposer ou le critiquer de
l'intérieur ne peut à la limite que le renforcer.
Il y a là une filiation avec Tiqqun
dans un refus de s'abandonner à la
dialectique conduisant à un dépassement (Aufhebung)
des contradictions à partir d'une
seule totalité; mais il y a aussi une grosse différence, et pour
nous plutôt une régression, dans le fait de ne pas voir le capital
dans ses nouvelles dimensions. Le capital semble être une
superstructure parmi d'autres ou un dispositif de pouvoir parmi
d'autres, alors que la notion de « dispositif » employée
par Tiqqun et
tirée du vocabulaire deleuzien, puis negriste permettait, non sans
risque, d'approcher la question de la mise en réseau du capital et
des États. Néanmoins, L'Appel prolonge
Tiqqun en
faisant porter l'assaut non contre le seul capitalisme réduit à un
mode de production comme dans la vision marxiste, mais contre la
Civilisation (influence de Coeurderoy et des « cosaques »)
et contre l'Empire, signalant par là que la lutte contre la
domination est d'une bien plus grande ampleur que ne l'avait envisagé
différentes générations de théoriciens de la révolution.
Pour les auteurs de L'Appel, il s'agirait donc de se
désaffilier. La reprise (non revendiquée explicitement) de la
notion sociologique de R. Castel inverse malheureusement le processus
à l'œuvre. En effet, la désaffiliation, c'est la dynamique de
restructuration du capital qui la produit et non pas la désertion
des individus qui reste très marginale à l'intérieur de ce
processus et qui ne se manifeste le plus souvent que par des
pratiques ponctuelles ou occasionnelles de survie. Les formes de
sécession historiques dont ils se réclament laissent un peu
perplexe : elles mêlent la force d'irruption des Blacks
Panthers à l'autonomie allemande pour les cantines collectives;
le néo-luddisme anglais des maisons dans les arbres et de l'art du
sabotage au choix des mots par les féministes radicales; enfin,
l'autonomie italienne des auto-réductions à la joie armée du
Mouvement du 2 juin allemand. C'est un « Appel »
auquel beaucoup de personnes peuvent répondre tant les références
sont diverses et hétérogènes.
Dans sa proposition III, c'est le recours à la
« lutte criminelle » qui est avancé (là encore sans
référence au mot d'ordre lancé par le groupe italien Comontismo
en 1970 car il faut toujours faire
croire qu'on fait preuve d'originalité). Néanmoins, une référence
historique intéressante est faite au mouvement ouvrier américain de
la fin du XIXe
au début du XXe
siècle, qui n'a pas hésité à se confronter violemment à l'État
et aux patrons parce qu'il n'était pas phagocyté par la
social-démocratie.
La critique de l'activisme est développée mais
reste ambiguë car, si l'activisme qui est présence à l'événement
est préféré au militantisme défini comme absence à la situation,
le texte reconnaît que le premier ne perdure qu'en rejoignant le
second. En fait, c'est une position immédiatiste qui s'exprime dans
les deux cas. Une position forcément immédiatiste puisqu'elle
s'articule (proposition IV) avec l'idée du lien à construire entre
vie et pensée de façon à rendre « le monde sensible »
et à lutter contre toutes les séparations (proposition IV). Le
texte fait la critique du « libéralisme existentiel » au
nom duquel chaque individu pense choisir sa vie et faire son choix,
mais ses auteurs s'excluent trop facilement de cette tendance, eux
qui veulent justement « dépasser » le problème du
rapport entre conditions objectives et conditions subjectives par le
simple fait de ne pas tenir compte des premières.
La proposition V revient sur la nécessité de la « lutte
criminelle » en affirmant de façon provocatrice que « la
possibilité de former des gangs n'est pas pour nous effrayer; celle
de passer pour une mafia nous amuse plutôt ». La fin justifie
les moyens à partir du moment où la première fin est d'accroître
la « puissance ». Tous les lieux qui le permettent sont à
créer ou à pénétrer, ainsi le milieu des squats avant qu'ils ne
se transforment en une scène internationale où les normes nouvelles
de l'existence remplacent les exigences d'une stratégie.
Enfin, les propositions VI et VII abordent la question de la
« communisation », ce qui indique un petit détour, là
encore non mentionné, vers les thèses des « communisateurs »
et particulièrement des groupes-revues Théorie communiste,
Meeting et Trop Loin. Mais cette communisation est plus
envisagée comme une prise sur le tas anarchiste pur jus ou, à la
limite, comme une forme de partage des richesses que comme une saisie
collective des moyens de production. C'est d'ailleurs logique puisque
la brochure ne se situe pas sur le terrain de la valorisation et de
la production, mais on touche là aux limites de tout bricolage
théorique. La communisation est perçue comme l'action purement
subjective des individus de la sécession (on retrouve la proposition
i), c'est-à-dire d'une avant-garde qui ne dit pas son nom, mais qui
annonce triomphalement « Nous avons commencé. » Les
autres ne pourront que s'y joindre mais, auparavant, ils ne sont que
des individus de la soumission.
Autre différence avec les communisateurs, c'est que si les deux
tendances disent qu'il ne doit pas y avoir de phase de transition,
mais communisation immédiate, les appellistes entendent par-là
Faction immédiate pour développer des lieux et pratiques
alternatives alors que pour les communisateurs il ne peut exister
d'îlots de communisme avant que les conditions d'une communisation
de grande ampleur ne soient réunies.
L'alternative des appellistes est toutefois très différente de ce
qu'on pourrait appeler l'idéologie des « alternatifs »
car ils la conçoivent comme s'insérant à la guerre civile, comme
processus.
C'est cette idée de processus que l'IQV va reprendre, mais il ne
s'agit plus tant d'un mouvement vers la communisation que d'un
mouvement vers l'insurrection même s'il peut passer par le
développement de la forme Commune : « Une multiplicité
de communes qui se substitueraient aux institutions de la société :
la famille, l'école, le syndicat, le club sportif. » (p. 90)
L'Insurrection qui vient
n'apporte pas vraiment de points nouveaux par rapport à Tiqqun
et à L'Appel. Il représente plus une synthèse de
divulgation qu'un approfondissement. C'est pour cela qu'il procède
par thèmes (les « cercles ») et tente de faire le tour
des questions « de société ». Il n'empêche qu'au
détour de certains thèmes, il précise des points qui permettent de
mieux distinguer l'insurrectionnalisme du gauchisme ou de
l'anarchisme encarté syndicalement ou politiquement.
C'est le cas, par exemple, de la question du travail où sans aller
jusqu'à théoriser que le capital est un rapport social (nous avons
vu que c'est une faiblesse d'ensemble de ce courant) insiste sur deux
côtés du travail, à la fois exploitation et participation (p. 30),
sur le fait que le travail a triomphé (il est « la seule façon
d'exister »), niais que le travailleur est devenu superflu (ce
que nous appelons « l'inessentialisation de la force de
travail »).
Nous vivrions ainsi dans « une société de travailleurs sans
travail », comme disait H. Arendt il y a déjà longtemps.
Il est à remarquer que pour décrire cette tendance actuelle au
« non-travail »; l'IQV emploie le terme de paradoxe là
où les marxistes emploient celui de contradiction sans nous dire si
c'est par refus de la dialectique ou si c'est vraiment parce qu'elle
pense qu'il n'y a pas de contradiction là-dedans, mais seulement une
tendance lourde du capitalisme qui n'enclenche aucun processus
révolutionnaire de la part de ce qui est vu, par les gauchistes ou
des anarchistes, comme l'émergence possible d'un « nouveau
sujet ». En tout cas, l'IQV critique cette tendance à voir
dans le précariat une panacée et s'exprime on ne peut plus
clairement là-dessus et on ne peut qu'être d'accord avec cette
affirmation : « [...] être précaire, c'est encore se
définir par rapport à la sphère du travail, en l'espèce, à sa
décomposition. » (p. 29)
C'est aussi le cas de la question de la forme
démocratique au cours de l'action. Nous avons vu que les groupes
précurseurs étaient parfois partisans d'un « assembléisme »
qui, à l'époque, tranchait
avec les vieilles pratiques du mouvement ouvrier ou même avec des
positions plus traditionnellement conseillistes. Un assembléisme
qui, au moins en France depuis 2003, est malheureusement devenu une
mode pour tous les gauchismes. L'IQV prend clairement ses distances
avec ce « démocratisme radical »,
qu'il se manifeste sous la forme d'une croyance en la possibilité de
former des néo-syndicats non bureaucratisés ou encore sous celle
d'une préférence pour des coordinations régulièrement noyautées
par différentes tendances trotskistes
ou, enfin, en faveur d'une « autonomie » ou de
« l'auto-organisation » par le biais d'assemblées
générales qui sombrent non sous les palabres, mais sous le
bureaucratisme des tours de parole et la manie des votes pour des
motions ou des mandats octroyés à des personnes qui ne représentent
qu'eux-mêmes ou leur organisation.
Pourtant, l'IQV ne fétichise donc pas la forme : « Il n'y
a pas une forme idéale à l'action. L'essentiel est que l'action se
donne une forme. » (p. 114)