LIMITES PRATIQUES ET ORGANISATIONNELLES DE L'INSURRECTIONNALISME
L'apologie immédiatiste de la violence remplace le sujet révolutionnaire
Quand les insurrectionnalistes parlent de « guerre
sociale » (ce n'est d'ailleurs pas le cas de Tiqqun
qui utilise plutôt le terme de guerre
civile), ils semblent ignorer toute une partie des critiques les plus
avancées des années 1960-1970. Le concept de « guerre
sociale » relève de l'époque où les révolutionnaires
d'antan (cf. Marx)
critiquaient le caractère limité des révolutions politiques, type
révolution française, pour leur opposer la nécessité de
révolutionner les rapports sociaux sur la base d'une
industrialisation du monde impliquant la lutte entre deux grandes
classes progressistes, mais cependant antagoniques. Entre-temps,
l'industrialisation a peut-être permis des progrès d'un côté,
mais elle a aussi saccagé le monde de l'autre. L'État politique
libéral et centré sur ses fonctions régaliennes est devenu État
social au cours du XXe
siècle. L'État dans sa forme contemporaine a commencé à englober
ce qu'Hegel, puis Marx concevaient comme société civile à partir
de la mise en place de l'État-providence. En effet, on a aujourd'hui
de plus en plus de mal à entrevoir ce qui reste comme place pour que
se réalise « La Sociale » comme on disait alors. En
réalité, la perspective révolutionnaire prolétarienne de « La
Sociale » s'est transformée en une revendication populaire
pour toujours plus de social. Concrètement, cela revient
actuellement à demander plus d'État : c'est l'État qui
aujourd'hui fait du social avec des dispositifs ad
hoc de
remédiation1
(multiplication des intermédiaires sociaux avec spécialisation de
leurs champs d'intervention; mesures spécifiques et adaptées à
chaque catégorie d'individu ou même à chaque individu2).
Dans ces conditions, l'État est moins que jamais réductible à un
appareil de domination placé au-dessus de la société car il tisse
sa toile en réseau dans chaque recoin de
ce qui désignait justement auparavant « le social » afin
de le distinguer à la fois de l'économie et du politique.
La société du capital est donc très différente
de la société bourgeoise dans la mesure où les liens de dépendance
et de soumission d'autrefois sont aujourd'hui beaucoup plus des liens
d'interdépendance et de coopération. Nous sommes loin de l'époque
de la Commune où Bakounine pouvait se permettre d'occuper l'Hôtel
de ville de Lyon! Il n'y a plus de forteresse à prendre ou à
assiéger, ni au niveau économique (les anciennes forteresses
ouvrières ont été démantelées), ni au niveau politique. On n'en
est plus non plus à la grande grève générale des syndicalistes
révolutionnaires et autres anarcho-syndicalistes. La question que
nous nous posons aujourd'hui, et beaucoup d'autres avec nous, est :
d'où peuvent surgir les nouvelles formes de conflictualité dans une
société capitalisée qui semble avoir digéré ses anciennes
sources d'antagonisme mais qui bute sur des obstacles ou des limites
qui ne sont pas directement producteurs de nouvelles sources
d'antagonisme (climat, environnement, ressources naturelles
épuisables)? Or, les insurrectionnalistes ne se posent pas
explicitement cette question puisqu'ils partent d'un postulat qui
fait déjà office de réponse. En effet, ils posent l'existence d'un
monde en ruine et rejoignent par là diverses théories
catastrophistes3
qui ont cours dans les milieux radicaux hostiles aux technologies
nucléaires et génétiques ou dans ceux des tenants de la
« décroissance ». Mais comme fondamentalement ce n'est
pas un terrain qui les intéresse, ils ne font, le plus souvent, que
décliner des banalités ou des clichés. Par exemple, dans
L'insurrection qui vient on
peut trouver : « un présent sans issue », « un
état pathologique de la société », la « décadence »
de différentes institutions, des rapports sociaux « qui
agonisent », un « quadrillage policier », un « mur
invisible ».
On a alors l'impression d'une course de vitesse
entre d'un côté la crise finale conçue non pas comme une loi
inexorable qui viendrait se vérifier et ouvrir sur la perspective
communiste (ça, c'est la perspective du programme prolétarien),
mais comme une catastrophe pour l'humain ou pour l'espèce et de
l'autre l'insurrection. C'est pourquoi cette dernière doit
absolument advenir en dehors de toute temporalité concrète liée
aux luttes. C'est une question de vie ou de mort qui ne permet pas de
position de repli. L'insurrection devient un nouveau programme qui se
contente de rechercher des moyens d'exprimer la conflictualité
potentielle sans désigner de nouveaux sujets. Ainsi, les
insurrectionnalistes reprennent-ils le schéma tactique de Tiqqun
qui fait de l'opposition à la police
un objectif presque vital car il s'agirait d'un acte fondateur,
l'acte politique premier : « L'affrontement avec la police
est devenu l'évidence politique de l'époque4 ».
Ils font une fixation quasi obsessionnelle sur l'opposition à la
police, associant confusément guerre sociale et acte de guerre au
sens propre, glissement qui n'est pourtant pas si étonnant si on
relie cette prose à celle de Carl Schmitt. Là où il y a
perspective de guerre sociale, on voit apparaître ce glissement et
l'on parle de la « conquête de territoires » et de lieux
pris à l'ennemi comme si l'emploi du concept de guerre ne
fonctionnait plus simplement comme métaphore des antagonismes, mais
reprenait son sens premier de guerre militaire contre un ennemi
clairement identifié.
La désignation de la police comme ennemi principal trahit une vision
réductrice de ce qu'est l'État aujourd'hui et nous l'avons déjà
dit, un manque d'attention aux formes nouvelles de l'État et à son
action au quotidien. L'IQV se contente de dénoncer une politique et
des institutions qui mettent en œuvre des formes de contrôle
toujours plus envahissantes (vidéosurveillance ou prélèvements
d'ADN). Ces formes sont perçues comme un signe de renforcement du
caractère autoritaire et même totalitaire de l'État,
interprétation unilatérale qui ne voit pas en quoi elles s'insèrent
dans un rapport social d'interdépendance et de participation au
contrôle et non pas seulement de domination brute. Ainsi, les agents
de sécurité et les rondes de citoyens peuvent assister ou même
remplacer une police de proximité jugée insuffisante et par l'État
et par les « citoyens ». On en a des exemples dans de
nombreux pays et si en France le mouvement est encore peu développé
il commence à pointer à travers certaines réactions au moment de
la révolte des banlieues de 2005. D'autre part, en tout état de
cause, pour une immense majorité d'individus, l’État républicain
reste aussi le protecteur des libertés par la Constitution et la
loi.
Dans la société capitalisée, presque tous les possibles sont
encouragés et autorisés, mais le débordement des normes en place
et donc de l'ordre réel ou symbolique implique la « nécessité »
d'un contrôle au plus près de toutes les activités. La
vidéosurveillance est évidemment concentrée dans les
centres-villes, à partir du moment où ceux-ci sont des zones
ouvertes et mixtes, mais elle touche aussi les secteurs plus
périphériques, voire ghettoïsés, surtout aux nœuds
d'interconnexion des réseaux de transport, car l'État doit tout
surveiller, entre autres choses pour prévenir les concentrations de
« perturbateurs » dans les zones à protéger en
priorité, au centre et ailleurs.
À quel point cela est le produit d'une véritable révolution
anthropologique nous est bien montré par le rapport des individus,
et particulièrement des jeunes, au fichage. Tout cela leur apparaît
naturel ou ne pose pas problème car les « nouveaux individus »
se sentent peu concernés par l'aspect surveillance des nouvelles
technologies, mais s'intéressent surtout à leur aspect pratique de
libération des possibles dans le cadre de leur miniaturisation. Ils
fonctionnent donc sur le même raisonnement que ceux qui décident
des processus de développement de la recherche et de l'intégration
des innovations à la dynamique du capital : le procédé
technique existe, on peut l'utiliser, on l'utilise et on voit après.
Ainsi, dans les manifestations plus ou moins violentes, comme celle,
récemment, qui a eu lieu à Londres et qui a conduit au saccage de
bureaux, au siège du Parti conservateur, le bris de caméras de
surveillance accessibles n'a pas empêché des manifestants de
prendre le maximum de photos de « l'événement » grâce
aux caméras intégrées aux téléphones portables, qu'ils ont fait
circuler presque instantanément, via l'Internet sans fil!
Communiquez, la police fera le reste!
La plupart du temps, les insurrectionnalistes abandonnent ou oublient
cette critique pour une apologie opportuniste de pratiques émeutières
qui se fixent comme objectif la destruction de tout ce qui représente
les institutions et l'ordre social. Ils y voient un combat
complémentaire à celui mené contre l'État et ce n'est pas pour
rien que la révolte des banlieues les inspire : on y retrouve
des attaques contre des écoles, des caillassages de transports en
commun, des attaques de commissariats, de maisons des jeunes, etc. Si
ces pratiques traduisent la réalité actuelle d'une crise de
reproduction des rapports sociaux, les insurrectionnalistes ne
semblent pas réaliser l'écart qu'il peut y avoir entre cette crise
de reproduction et des actions qui en restent à ce niveau
d'expression. Tiqqun, puis l'IQV ont effectivement essayé de
réduire cet écart. À partir d'une analyse relativement fouillée
de la dynamique du capital, ils ont proposé le blocage des flux et
non pas seulement celui de la production, le blocage de lieux
multiples et non pas seulement l'usine comme terrain d'affrontement.
C'est intéressant, mais les insurrectionnalistes en restent toujours
au niveau des moyens de lutte qu'ils viennent plaquer sur des
terrains qu'ils ne connaissent guère. Ni vraiment ouvriers, ni
vraiment étudiants, ni issus des « quartiers », là
encore, ils semblent comme hors sol ce qui ne peut que les pousser
vers l'entre-soi.
L'absence de repérage de sources concrètes de
conflictualité, ajoutée au fait qu'ils ignorent couramment les
conflits encore liés au travail5
et la spécificité des problèmes et des révoltes des banlieues,
les amène peu ou prou à prôner l'action volontariste de petits
groupes plus ou moins affinitaires qui se rencontreraient sur la base
minimale du refus des structures d'oppression et des
prédéterminations.
Leur identité de lutte dépasserait toute
situation objective6
ce qui est assez cohérent avec leur situation personnelle faîte
souvent d'entre-deux propice à l'hypersubjectivité.
En réalité, vu leur conception réductionniste,
les insurrectionnalistes vont avoir le plus grand mal à comprendre
comment des actions massives peuvent apparaître, avec des contenus
et des formes les plus divers et non prévus au « programme ».
On vient d'en avoir un exemple a contrario avec l'interprétation qui
a été donnée des événements de Grèce parce que le principal
moyen dé mesure qu'utilisent les insurrectionnalistes pour les
apprécier est le degré de violence qu'elles peuvent atteindre. Dans
cette vision, le niveau de violence témoignerait du niveau
d'intensité de la révolte en cours alors que, comme on l'a vu pour
la Grèce, cette violence est restée plutôt circonscrite, dans un
premier temps à un quartier d'Athènes et un autre de Thessalonique
(la révolte étudiante), quartiers qui peuvent être considérées
comme des zones autonomes temporaires et dans un second temps (la
crise financière) à quelques débordements
de manifestations pratiqués par les jeunes et des immigrés albanais
surtout7.
Cette position empêche de se poser la question de l'extension de
l'émeute et finalement de son passage à l'insurrection. Une
extension qui n'est pas que quantitative, mais impliquerait de
toucher d'autres catégories de la population, d'autres secteurs de
la reproduction comme de la production. Ainsi, en Grèce, le
mouvement signifiait une grave crise de reproduction des rapports
sociaux et de reproduction du capital sans que cette crise ne
s'étende à la production. La forme de la lutte devait d'autant plus
prendre celle de l'émeute que la plupart de ses protagonistes ne
pouvaient pas faire grève. Le risque est alors double :
autonomisation de la forme avec une plus ou moins grande
radicalisation de la violence d'un côté; aspect minoritaire et
circonscrit de la lutte qui, alors qu'elle s'attaque
effectivement au niveau de la reproduction, s'avère en même temps
incapable de remettre en cause les institutions de cette
reproduction, ne serait-ce que celle de l'éducation. La même
impression prévaut en France quand, dans les dernières luttes
étudiantes après 2006, les insurrectionnalistes, tout en
participant à divers comités, abandonnent de fait toute
contestation interne de l'institution du fait de leur esprit de
sécession. Ils ne donnent pas l'impression de remettre en cause tous
les rapports dans l'institution et l'institution elle-même
puisqu'ils la désertent. À la limite, seules les intéressent les
prises de décision de blocage ou d'occupation. Nous sommes ici face
à des pratiques très différentes de celles des années 1960-1970.
Les universités ne sont plus des lieux de déconstruction du
pouvoir, ni même des bases arrière pour autre chose.
C'est le seul niveau de violence qui constituerait l'expression de la
radicalité par excellence car il serait irrécupérable par le
pouvoir en place, contrairement à une réflexion et des pratiques
critiques qui, en dernier ressort, ne feraient que renforcer le
« système ».
De cette violence, la plupart font une posture car, pour eux,
s'interroger sur la légitimité ou même les formes concrètes
prises par celle-ci n'a pas de sens. Elle est une réalité
indiscutable, à prendre ou à laisser, en bloc.
On retrouve le même problème et les mêmes
simplifications dans l'interprétation des événements qui ont
enflammé les banlieues françaises en 20058.
En effet, la réflexion qui émergeait était que les actions
militantes devaient atteindre un même niveau de violence que celles
des jeunes des quartiers, ce qui reviendrait à parler le même
langage puisque la communication politique semblait impossible au
premier abord.
Cette vision à la fois apologétique et naïve de la violence se
retrouve dans le rapport positif à toute pratique émeutière
qu'entretiennent les insurrectionnalistes, même lorsque se
développent des formes de violence qui viennent parasiter d'autres
révoltes ou refus. Cette violence se retourne alors contre des
manifestants « dépouillés » à la fin d'une
manifestation lycéenne et étudiante ou contre des salariés de
services publics dont le maintien et la présence est encore le signe
du refus d'une situation à l'américaine ou à la sud-américaine.
C'est oublier aussi comment le spectacle de l'affrontement peut
rattraper ces actes de violence collective comme le prouve la
ritualisation atteinte par ceux-ci lors des contre-sommets.
Pour l'insurrectionnalisme actuel, s'opposer
frontalement à la police ou aux institutions, c'est s'opposer
concrètement à ce qui entretiendrait la domination au quotidien,
que ce soit par la coercition ou par la force brute. Comme on le
voit, on met ainsi de côté l'analyse fine des dominations qui
pourrait servir à démontrer qu'elles fonctionnent aussi par
consentement, comme en témoigne le retour à la mode du concept de
« servitude volontaire ». Cela permet aussi d'écarter
tout le corpus sur les dispositifs de pouvoir que Tiqqun
développait par ailleurs, avec des
références à Foucault et à une postmodernité définie comme
biopolitique9.
À partir d'un modèle complexe des formes de domination, on arrive à
une simplification extrême avec désignation de l'ennemi. Du point
de vue théorique on peut y voir un affrontement des références :
il s'avère en effet difficile de faire tenir Foucault, Deleuze et
Guattari d'un côté avec Schmitt de l'autre. Par ailleurs, cette
simplification est bien pratique puisqu'on est censé n'avoir aucun
point commun avec cet ennemi! Il suffirait de « retourner »
ce qui est vu comme violence insupportable de la société contre
l'individu pour déboucher sur une forme de libération. On ne
dépasse donc pas la révolte individuelle, même si elle se juge
elle-même collective par agrégation des révoltes individuelles ou
particularistes (les identités qu'elles soient uniques ou multiples)
contre des ennemis toujours plus nombreux et devenus toujours plus
identifiables10.
La volonté de s'opposer systématiquement au contrôle sous sa forme
la plus pure, la plus incarnée, c'est-à-dire sous sa forme
policière, débouche sur la question de l'utilisation de la violence
politique. À ce titre, ce courant s'enferme dans un énoncé
contradictoire qui consiste, d'un côté, à affirmer que le niveau
de violence est dépendant de l'action de manifestants qui ouvrent la
voie dans l'émeute à la forme libre de la contre-violence envers le
système et, de l'autre, que le « système » ne saurait
être que violence, ce qui sous-entend que c'est constamment ce
« système » qui fixe le niveau de violence applicable
par lui et tolérable de la part de ses contradicteurs.
Pourtant, si l'on regarde les événements de
l'anti-G8 de Gênes en 2001, on a un exemple de l'évolution des
rapports de force. Jusque-là, les Tute
bianche mimaient les actes de violence
pour en faire des gestes symboliques qui rompaient avec l'image de la
violence des « années de plomb ». Mais à partir du
moment où ils ont décidé que cette méthode douce s'appliquerait à
un objectif quasi militaire — pénétrer la zone rouge —, ils ont
été tellement pris au sérieux qu'ils ont été attaqués
violemment par les forces de l'ordre et ont
subi une violente répression qui les a laissés exsangues et les a
conduits à se dissoudre. Dès l'instant où le pouvoir a senti que
le mouvement passait du symbolique à l'effectif, c'est lui qui a
décidé du niveau de violence adéquat en exerçant une violence
d'État parée de toute sa légitimité politique y compris quand
elle tue11.
En tout cas, on constatera que la contamination
émeutière de cette journée consistait principalement en une
réaction à l'agression policière plutôt qu'en un plan
machiavélique du Black Block. Se
réapproprier la violence, cela était-il censé vouloir dire prendre
les armes contre les policiers qui ont tué Carlo Giuliani? Mais,
dans ce cas, quelle finalité politique donner à cet usage des
armes12?
Sur ce sujet, les groupes de lutte armée ont involontairement, mais
concrètement donné à voir qu'il ne suffisait pas de s'armer pour
mettre en échec l'État et a fortiori
l'abattre, comme il ne suffit pas
d'éliminer certains de ses acteurs
pour faire tomber tout l'édifice. L'État est celui qui décide en
dernier ressort du niveau de violence et de répression13,
du moins tant que le pouvoir est en mesure
de maîtriser la situation. C'est ce qu'oublient trop facilement ceux
qui restent fascinés par le mouvement de 1977 et par une violence
diffuse qui ne sera tolérée finalement que quelques mois avant
qu'un nouveau saut dans la répression n'amène ladite violence à se
réfugier dans les bras des BR
ou de PL14.
Ceux-ci vont alors développer un niveau de violence organisé
croissant au fur et à mesure que se profileront le reflux et la
défaite du mouvement dans son ensemble. Comment mieux dire que ce
niveau était complètement contre-dépendant de celui imposé par
l'État?
La violence exprime-t-elle encore un langage politique?
Nous dirions que cela dépend du contexte. En
1968, en France, par exemple, ou dans l'Italie des années 1970, une
jonction s'est effectivement opérée entre violence étudiante et
violence prolétarienne, mais au sein de rapports sociaux qui étaient
beaucoup plus violents et exprimaient souvent une véritable haine de
classe. Cette haine de classe pouvait venir renforcer, à ce
moment-là, une haine générationnelle contre des valeurs rendues
archaïques par l'évolution des rapports sociaux. Finalement, il
pouvait se dégager des intérêts et des désirs communs au-delà
des barrières de classe. Mais, aujourd'hui, au sein d'une société
capitalisée qui a largement normalisé son mode de fonctionnement en
englobant des conflictualités qui ont perdu de leur caractère
antagonique, la violence est élevée au niveau d'un tabou et devient
un nouvel interdit majeur qui fait consensus. Elle fait peur parce
qu'elle est résiduelle et apparaît sous des formes brutes qui lui
enlèvent son sens immédiat... et toute possibilité de convergence
avec d'autres forces. Ainsi, la révolte des banlieues est apparue à
beaucoup comme inexplicable dans ses formes et ses objectifs, au
moins sur le moment. Quand, par exemple, des jeunes souvent en
difficulté scolaire attaquent leur propre école, quand ils
saccagent leur propre cage d'escalier, quand ils brûlent les
voitures de leurs voisins, les personnes « adultes et
raisonnables » n'y voient que barbarie ou retournement de
l'ancienne haine de classe contre soi. Il y a incompréhension
totale, comme on a pu le voir au cours de la lutte contre le projet
de CPE en 2006, donc seulement quelques mois plus tard. La situation
est très différente de celle qui existait encore au moment du CIP
(1994) qui a constitué le dernier moment observable d'une
convergence. En effet, malgré parfois quelques apparences de
convergence en actes, comme dans les événements d'octobre à Lyon15,
il n'y a eu le plus souvent qu'une sorte de solidarité ou d'empathie
qui n'était pas du tout présente en 2006 : le mouvement
anti-CPE est resté séparé dans le temps et l'esprit de la révolte
de 2005. Ce n'est qu'aujourd'hui, avec le recul et l'idée
commune récemment ancrée d'un accroissement des inégalités et des
discriminations, que l'expression d'une certaine violence devient
plus légitime pour un grand nombre de personnes. Elles y voient un
cri de désespoir, certes impropre à changer les choses, puisqu'il
s'exprime de façon purement négative, par exemple dans la haine de
la police ou aussi dans la prise pour cible des outils traditionnels
d'une intégration reconnue en crise (les services publics, l'école
tout particulièrement), mais plus compréhensible. Il suffit alors
d'un léger déplacement du curseur pour qu'une certaine violence
soit comprise comme interne au mouvement même si elle n'en est pas
le caractère principal. Ainsi, au cours d'octobre 2010, une violence
des jeunes plus dirigée vers les produits de luxe et les riches
commerces des centres-villes que contre les écoles ou les transports
publics n'a pas rencontré de stigmatisation outrancière parmi la
masse des individus en lutte. De même, certaines actions entreprises
contre des supermarchés en vue de redistribuer des produits de
première nécessité ont reçu un assez bon accueil, au moins de
proximité. Tout cela reste encore très moral mais, constitue un
terreau fertile pour des remises en cause plus globales que celles
initiées par les actions traditionnelles.
La fonction quasi démiurgique de l'émeute
Dans le souci de faire vivre la guerre sociale, le terrain favori des
insurrectionnalistes pour forcer l'ennemi à dévoiler sa vraie
nature de porteur de la guerre civile est celui de l'émeute. Parler
de leur pratique actuelle, c'est pour une bonne part parler de
pratique émeutière dans laquelle la violence prendrait un excès de
sens.
Il y aurait comme un processus reliant la révolte à l'insurrection
par le biais de l'émeute qui devient une forme significative de
l'insurrectionnalisme.
Le rôle de l'émeute serait multiple :
— elle est le signal de la guerre sociale en cours, remplaçant la
guerre de classe par la guerre de rue;
— elle libère du carcan du contrôle du quotidien;
— elle permet une rencontre pratique au-delà des places sociales
et des lieux assignés.
Il y a quand même assez loin de l'énoncé
théorique aux faits. Les insurrectionnalistes ne semblent pas
trouver leur place spécifique16
dans les événements d'octobre 2010, surtout à partir du moment
où les lycéens et des étudiants ont massivement « pris la
rue ». Prendre la rue, ce n'est
d'ailleurs assimilable ni à du blocage ni à de l'émeute. Cela
relève plutôt de l'appropriation de l'espace.
— elle démontre que l'on reconnaît « le partisan » au
sens de Schmitt dans l'intensité politique produite par la rencontre
émeutière.
Celle-ci joue un rôle essentiel pour ce courant
car il y aurait une communication
situationnelle dans l'émeute. Pour certains, c'est le langage des
corps qui transcende les positions individuelles, dans tous les cas,
s'investir dans l'émeute relève de la rencontre. C'est une version
moderne de la communauté prolétarienne de lutte, en dehors d'une
problématique de classe. Elle ne dépasse pas la subjectivité
d'individus isolés qui ne voient dans « le
système » qu'un dispositif d'inculcation de normes et de
contraintes. On retrouve bien ici l'influence foucaldienne, mais sans
l'idée de clôture. En effet, si le pouvoir s'efforce de formater
les individus, ceux-ci peuvent produire en retour de nouvelles formes
de subjectivité17.
Cette vision est parfois énoncée clairement dans des textes
anarchistes italiens, qui tendent à assimiler l'effritement de
normes, spécifiques à l'époque du fordisme et de
l'État-providence, à la disparition de toute médiation, en
particulier idéologique, ce qui favoriserait, d'après eux,
l'apparition de possibilités
insurrectionnelles plus difficilement contrôlables « Avec la
disparition des vieux modèles productifs, le démantèlement de la
grande industrie, en somme avec le dépassement du modèle
fordiste, on peut dire que disparaît également la classe ouvrière
européenne. Ce que le capitalisme avait créé en termes de
communauté (bien que fictive) avec la révolution industrielle est,
entre les années 1970 et 1980, liquidé.
Avec la restructuration industrielle disparaît inévitablement la
possibilité de la “rencontre prolétaire”, la communauté née
de la concentration dans les grandes usines [...] La dialectique
entre les classes est morte même si l'antagonisme reste bien vivant.
[...] C'est ce vide que nous devons prendre en compte.18 »
La conscience du risque est pourtant présente
quand il est dit aussi qu'il faudrait donc remplacer cette
« rencontre prolétaire » devenue impossible en donnant
un sens à la révolte et à la rage contre « le fantasme que
la rage moderne nous laisse entrevoir : le massacre entre
pauvres, l'abattoir ethnique et/ou idéologique (religieux et
politique19.) »
Mais, plus encore, la justification de l'émeute vient dorénavant du
fait qu'elle reprend à son compte la forme prise par la révolte des
banlieues en 2005 après s'être inspirée, dans un premier temps, de
la seule action des Black Blocks. On voit dans le personnage
en partie fabriqué de l'émeutier de banlieue une figure exemplaire
du dominé qui se révolte et une définition de la conduite du
révolté. Une révolte considérée comme d'autant plus légitime
que l'émeutier en question subissant au maximum le poids de la
domination serait victime d'une discrimination particulière qui le
placerait dans une condition différente des autres individus. En
fait, il serait le produit d'un retour à la situation de l'Ancien
Régime d'avant 1789, quand n'existait pas encore « l'égalité
des conditions » théorisée par Tocqueville comme formant le
noyau de base des régimes démocratiques. On assisterait donc à la
résurgence d'un ancien type d'inégalité, une inégalité de
condition ou de « nature » et non de fait, qui
désignerait cet individu comme un « perdant » du
capitalisme, comme victime, même s'il en a parfaitement intégré
les valeurs par ailleurs. Ce sentiment est d'ailleurs assez bien
partagé par toute l'extrême gauche dont l'angélisme, quand il
n'est pas intéressé et manipulatoire, montre à quel point sont
ignorées ou occultées les conditions de vie dans ces quartiers et
aussi le fait que beaucoup de leurs habitants et de ceux qui y
travaillent y luttent quotidiennement loin des clichés.
Ce dernier aspect est en général négligé par
des
insurrectionnalistes
qui font justement de la critique de ces
valeurs dominantes la base minimale ou
le point de départ de la révolte et de la sécession. Comme, par
ailleurs, ils côtoient fort peu, au quotidien, les habitants des
banlieues, tous les fantasmes de convergence peuvent être
abstraitement cultivés. En effet, les insurrectionnalistes ont
plutôt tendance à se regrouper dans d'anciens
quartiers populaires assez centraux, mais pour l'instant délaissés
par la rénovation urbaine ou dans des villes anciennement ouvrières
qui jouxtent directement Paris, comme Montreuil pour la région
parisienne. Ils pensent y trouver plus facilement une possibilité de
logement peu cher, voire gratuit, puisqu'ils ne peuvent en général
bénéficier de HLM et aussi un espace de liberté qui puisse se
transformer en un espace oppositionnel. Ils cherchent donc,
paradoxalement pour des sans-attaches, une nouvelle territorialité
construite de toutes pièces et qu'ils opposent tant bien que mal aux
nouvelles territorialités du capital20.
Mais comment faire de ceux qui étaient considérés
couramment comme un lumpenprolétariat21,
sorte de rebut de la classe prolétaire
à qui le marxisme avait retiré toute valeur révolutionnaire, une
nouvelle tête de pont de la lutte contre le capital22?
Abandonnant une position « victimisante » centrée sur
les discriminations qui contredit d'ailleurs l'apologie des conduites
de révolte, certains insurrectionnalistes essaient de développer
l'idée de révoltés, qui, comme autrefois
le prolétariat, ne subiraient aucun tort particulier mais les
concentreraient tous23,
non pas cette fois parce qu'ils symboliseraient tous les aspects de
l'exploitation, mais parce qu'ils représenteraient la concrétion de
l'utopie du capital qui est de se passer des êtres humains. Les
révoltés symboliseraient non pas une condition particulière
d'exclus, mais la condition même d'individus superflus... pour le
rapport social capitaliste116.
Ce qui revient à accepter les termes même de l'idéologie
néomalthusienne, telle qu'elle est défendue par les tenants de
« l'écologie radicale », par exemple dans le journal La
Décroissance. Ces individus superflus
concentreraient toute la charge négative antisystème, une
négativité qui s'exprimerait dans la rage et la destruction même
si elle n'a pas de perspective.
Là est tout l'art de la « jonction »
voulue par certains et vraisemblablement vécue dans certaines villes
telles Grenoble où Toulouse lors des affrontements dans la lutte
anti-CPE lorsqu'il y avait une présence combative des « jeunes
de banlieue ». Pourtant, cela n'exclut pas le côté
fantasmatique de la chose. En effet, les insurrectionnalistes se
projettent dans un face-à-face avec la police qu'ils ne sont
eux-mêmes pas capables de provoquer ou alors que trop rarement.
Trouver enfin un ennemi commun aux révoltés semble leur suffire et
ils en déduisent une jonction qui n'existe que dans leur tête.
Actuellement, la seule forme réelle de rapprochement a lieu
lorsqu'il s'agit de soutenir des individus face à la justice, comme
pour les inculpés de Villiers-le-Bel, car les militants ont des
ressources de toute sorte dans cette situation, telle la collecte
d'argent et l'organisation de campagnes de soutien. Mais alors, ces
moyens n'ont rien d'insurrectionnalistes et se rapprochent bien
plutôt des habituels comités de soutien aux victimes de bavures
policières ou aux emprisonnés pour rébellion même si les
« caisses de solidarité » apparues pendant cet automne
ne reposent pas sur les mêmes bases que les traditionnels comités
de soutien.
Voir dans les événements de Villiers-le-Bel un exemple de
retournement d'une société de contrôle, constitue une
surestimation de « l'événement » caractéristique du
réductionnisme politique que nous avons pointé. En fait, il y a
confusion entre un événement au sens fort et un fait divers qui
déborde et fait événement par défaut, si l'on peut dire, au sens
où s'il n'était pas relayé largement par les médias, il ne
sortirait guère de l'anonymat. C'est aussi ce qui fait la différence
entre Villiers et la conjonction des révoltes en France en 2005.
Avant Villiers-le-Bel, il y a eu de nombreux exemples de révoltes de
quartiers ou même d'affrontements armés qui ne posaient absolument
pas la question du renversement de la société, et même pas celle
de savoir quel type de contrôle est supportable ou non. Comme
précédent en territoire français, notons par exemple les tirs
contre la police lors des émeutes de 2005 dans la cité de la
Grande-Borne, à Grigny, et il n'en aurait pas forcément été
différemment en 2005 si la simultanéité et la convergence des
révoltes n'avaient donné finalement un surcroît de sens aux divers
événements locaux. C'est d'ailleurs cette simultanéité qui a fait
dire à certains qu'il y avait sûrement un chef d'orchestre derrière
tout ça.
Certains parlent, à l'occasion du procès de
Villiers, d'une « occupation militaire » du territoire24,
mais comme cela est déjà arrivé dans d'autres contextes d'émeutes
en Europe au cours des dernières décennies, ces « occupations »
ne sont qu'éphémères et ne visent qu'à geler les situations
explosives. Il ne s'agit pas encore de les éradiquer. Nous n'en
sommes pas à l'utilisation des procédures mise au point lors des
opérations extérieures qu'a menées la France, par exemple en
Bosnie, où le maintien de l'ordre nécessite le passage d'une
opération de police à une occupation de type militaire de long
terme. Ce qui montre d'ailleurs que les États-nations, pour être en
crise, n'en existent pas moins encore et que la gestion policière
est différenciée, selon qu'elle s'applique à l'intérieur des
frontières ou à l'extérieur. Cela n'enlève rien au fait que les
forces de l'ordre sont amenées à expérimenter de nouvelles formes
de contrôle lorsque la situation ne rentre pas dans
leurs schémas opérationnels. En termes d'occupation militaire,
l'exemple de Bologne en mars 1977 est particulièrement parlant. Car
après avoir cru avoir conquis la ville contre les forces de
répression traditionnelles, au cours d'affrontements qui mettaient
en jeu l'usage des armes, les émeutiers se retrouvèrent le
lendemain face à une réponse d'un autre calibre que celui du
« P38 ». L'intervention de l'armée et des chars eut pour
conséquence de geler immédiatement la situation. Bien sûr, la
ville fut pendant un moment une sorte de « commune »
comme le théorise l’IQV, mais la question de faire vivre et
fonctionner des lieux dépasse de loin la seule mise en échec des
forces de l'ordre conventionnelles.
Cette question va se reposer pour ce courant, à
un niveau plus restreint, lors du mouvement contre le CPE. Tout en
prenant encore appui sur une conception guerrière en utilisant des
termes de territoire « à défendre » où à
« conquérir », l'insurrectionnalisme envisage la
nécessité d'une coïncidence « entre vivre et lutter ».
Cette idée est véritablement développée dans le livre Les
mouvements sont faits pour mourir25
qui, en faisant le bilan du CPE,
envisage la nécessité de constituer une auto-organisation
permanente avec extension des communautés de lutte au-delà des
mouvements sociaux et, c'est à souligner, au-delà des affrontements
avec les forces de l'ordre. La proposition est complétée par une
prise de distance avec l'alternativisme vu comme un aménagement du
capitalisme à laquelle on oppose la constitution de communautés de
lutte : « L'intérimaire qui passe de mission en mission,
mis à disposition de ses employeurs, réduit à une simple variable
d'ajustement de main-d’œuvre. Le cadre qui ramène sa journée de
travail à la maison... L'étudiant qui s'inscrit pour une année
supplémentaire, comme on traîne des pieds pour gagner un an sur
l'inéluctable avenir salarié... Ce qui fait défaut, ce sont les
communautés d'expérience susceptibles de cristalliser, de se
recomposer politiquement en communautés de lutte (sur le mode des
sociétés secrètes ouvrières, par l'organisation syndicale à la
base, la constitution de caisses de solidarité ou de groupes de
sabotage). »
Malheureusement, pour ce qui est de prolonger un
mouvement, cela ressemble à un vœu pieux car ce sont les nécessités
de la lutte qui créent les conditions de l'organisation et non des
positions et interventions activistes. En effet, une fois les motifs
limités de la lutte disparus (par exemple le projet de CPE),
qu'est-ce qui justifierait la poursuite d'un blocage de l'université
par exemple? Rien, puisque nous avons vu justement que pour eux
l'université n'est pas un terrain de lutte en lui-même, mais un
lieu d'intervention quand il s'y passe quelque chose d'exceptionnel.
Rien donc, hormis un volontarisme politique qui ne peut plus
s'appuyer justement sur les conditions ayant conduit au déclenchement
de la lutte. Le désir de dépasser une problématique en termes de
conditions objectives conduit à faire des conditions subjectives le
nerf de la guerre. Ces conditions subjectives ne sont pas évaluées
en fonction du niveau de lutte réel et collectif, mais en fonction
d'une volonté de poursuivre l'action qui est censée échapper aux
aléas d'une situation mouvante et, finalement ainsi, de la dominer.
Les individus qui s'entêtent pensent que, par la puissance seule de
leur action, ils planent au-dessus de la triste réalité, alors
qu'ils en sont réduits à radicaliser non pas un mouvement, mais une
fin de mouvement. D'ailleurs, plus l'intensité de la lutte faiblit
de manière manifeste, plus la radicalisation doit être forte pour
compenser. On est alors dans la logique des groupes armés italiens
de type seconde génération (Prima
Linea et Brigate Rosse après Moro).
C'est ce que fait remarquer A. Dréan (op.
cit.), en parlant du groupe de lutte
armée Azione Rivoluzionaria composé
d'anciens communistes radicaux et d'anciens anarchistes, un groupe
qui semble avoir fortement influencé Bonanno : « L'action
est directe. Quelles qu'en soient les conditions objectives, les
conséquences subjectives sont fondamentales. L'action directe rend
les individus conscients d'eux-mêmes en tant qu'individus qui
peuvent transformer leur destin et reprendre le contrôle de leur
propre vie26 ».
Comme on peut le remarquer avec la pratique émeutière
comme marqueur de la guerre sociale, la guerre de classe n'est plus
la racine de l'insurrection même quand elle perdure dans
l'énonciation comme chez Bonanno et des cercles qui s'en réclament.
Cette guerre de classe, dans le cadre du programme
prolétarien, ne passait déjà plus par l'insurrectionnisme27
qui avait subi de sévères défaites et la répression comme en
Espagne en 187328,
mais par une forme particulière, celle de la grève générale
insurrectionnelle. Cette nouvelle forme était censée tirer les
leçons des limites de l'insurrectionnisme passé et principalement
admettre que les anarchistes ne pouvaient continuer à agir comme
s'ils étaient une simple mèche de l'incendie social et de
l'insurrection, comme si les ouvriers ou les paysans étaient
toujours prêts à se soulever. L'Espagne des années 1920 et 1930 en
a produit quelques exemples, avec aussi, parallèlement, des actions
qui pourraient être taxées
d'insurrectionnistes comme celles menées par les cercles autour
d'Ascaso et Durutti.
L'insurrectionnalisme actuel ne se réfère pas
précisément à cette période et à cette perspective et encore
moins à la perspective soixante-huitarde d'une grève générale de
type autogestionnaire. Il prend acte de la rupture du fil historique29
et du déclin sans précédent du mouvement ouvrier et même de la
forme classiste de la guerre sociale sur le modèle de la grève
insurrectionnelle (modèle encore en vigueur à la CNT-VIGNOLES).
« Ce que nous devons comprendre, c'est que la nouvelle saison
qui s'ouvre devant nous n'est pas, et ne peut plus être, la
reformulation du passé de la guerre entre deux classes. Au moins en
Occident. Trop de choses ont changé, les mécanismes et les
dynamiques sociales sont aujourd'hui profondément différentes de
celles du XIXe
siècle. Et tout comme la réalité est différente, l'intervention
révolutionnaire doit le devenir à son tour30 ».
Ce fil historique serait remplacé par une « traînée de
poudre, ce qui à chaque événement ne s'est pas laissé mettre au
pas de la temporalité absurde du retrait d'une loi » et « une
insurrection n'est pas comme l'extension d'une peste31
ou d'un feu de forêt — un processus linéaire qui s'étendrait de
proche en proche à partir d'une étincelle initiale. C'est plutôt
quelque chose qui prend corps comme une musique32 ».
Toutefois, là encore, la diversité et
l'éclectisme de l'insurrectionnalisme vient complexifier la
question. Ainsi, si certains partent de la rupture du fil historique
(les plus classistes en vérité), d'autres ont des références
qu'on pourrait taxer de postmodernes (Foucault, Deleuze, Agamben) et
développent des critiques de la totalité
et du sujet33
au profit du multiple, des micro-conflictualités, une aversion pour
la société de consommation (alors que dans la tradition
révolutionnaire il ne venait à personne l'idée de dénoncer une
surconsommation ouvrière ou populaire), une indulgence particulière
pour les micro-nationalismes (basque, palestinien, maya, etc.) et,
finalement, une attirance pour toutes les tartes à la crème du
politiquement correct militant (antifascisme,
antispécisme, confusion entre goûts
sexuels ou pratique politique, genrisme à la mode anglo-saxonne).
La plèbe comme sujet révolutionnaire dans l'émeute
À la place d'un insurrectionnisme de classe, on
aurait affaire à une insurrection émeutière de ceux qui se
révoltent parce qu'ils sont dans un entre-deux, ni totalement pris
par le salariat, ni totalement rejetés aux
marges de la société, comme, par exemple, lors des émeutes
grecques de 2008 ou chez les employés précarisés. Ils refuseraient
en bloc un « système » qu'ils jugent extérieur à eux,
même s'ils y sont inclus34.
En cela, ils réfutent, d'ailleurs très justement, la vision de
certains sociologues parlant d'une nouvelle frontière de classe et
d'une guerre larvée qui opposerait inclus (les salariés du monde du
travail) et exclus (les nouvelles classes
dangereuses), mais, s'ils la refusent, ce n'est pas vraiment parce
qu'ils la trouvent fausse, mais plutôt parce qu'elle leur paraît
dictée par le « système ». On
en trouve une illustration dans leur
rapport à la presse. Celle-ci n'est pas vue comme un média traversé
par ses contradictions (objectivité des faits rapportés, rapports
au pouvoir et à l'argent), mais comme une entité en position de
pouvoir ou au service du pouvoir. Ils peuvent alors opposer « leur »
presse à la presse de la société. Mais cette position repose plus
sur une situation objective de dominés que sur une position
politique. On le voit bien quand les insurrectionnalistes laissent à
voir qu'ils ne sont pas que des dominés et donc qu'ils peuvent avoir
accès à cette presse officielle (Le
Monde, Libération) comme dans le cas
des inculpés de Tarnac35.
Parler en termes binaires est devenue la méthode des
insurrectionnalistes. Elle permet de recycler les auteurs classiques
de la déconstruction de la dialectique (Deleuze et Guattari) et de
la guerre civile (Schmitt) qui désigne les ennemis.
Plus concrètement, parler en termes d'extériorité et d'intériorité
au « système » ouvrirait vers un processus de
subjectivisation politique. Et c'est parce qu'ils ne comprennent ce
« système » que comme un monde auquel ils sont
extérieurs que l'émeute leur apparaît comme un coup de baguette
magique pouvant changer le monde ou du moins anéantir l'ancien. Il
suffirait d'occuper des lieux pour se les approprier comme s'ils ne
participaient pas eux-mêmes à leur reproduction fonctionnelle en
période normale. Pour faire simple même si c'est un peu limite, on
peut dire que cette appréhension des choses conduirait par exemple à
ce que bloquer les trains s'accompagne de ne jamais ni prendre le
train ni venir chercher quelqu'un à la gare!
Nous venons de souligner que le courant
insurrectionnaliste rompt, en grande partie, avec les notions
classistes traditionnelles et si c'est parfois pour laisser percer
des tendances que l'on pourrait rattacher historiquement à
l'anarchisme individualiste, c'est aussi pour faire resurgir l'idée
de plèbe36.
L'origine de ce retour est dans Tiqqun,
II : «Il reste toujours une plèbe
à pacifier » (p. 17), mais le terme va faire école. Ainsi, le
journal Rebetiko se
veut-il un « chant de la plèbe » tandis que Tiqqun
se réfère à cette citation de
Hegel : « Il y a de la plèbe dans toutes les classes ».
Sur la plèbe, ils semblent surtout redevables à Foucault37
qui présente ce que sont des subjectivités
qui ne rentrent pas dans le cadre de la politique officielle. Dans
ces conditions, « il y a de la Plèbe » en chacun, et de
différentes manières, dans des actes qui sont autant « de
lignes de fuites »38.
La guerre de basse intensité en cours serait destinée à la
répression de cette plèbe. D'ailleurs, certains notent qu'une
guerre est « menée chaque jour contre nous, et avec nous; au
travail, à l'université, aux Assedic, aux policiers, aux
contrôleurs, aux managers;
dans les espaces quadrillés et pacifiés de la métropole, dans les
banlieues et dans les centres-villes39 ».
Il nous faut ici souligner ce qui est une régression théorique par
rapport à Tiqqun. Pour cette revue, l'Empire existe comme
tissu biopolitique et ensemble de dispositifs comme s'il n'y avait
plus d'en-dehors. Nous serions dans un monde, pour la première fois,
« entièrement produit » (p. 146, Tiqqun, II) ?
Nous ne pouvons qu'être d'accord avec cette dernière assertion qui
correspond à notre théorisation de la « société
capitalisée », mais alors on ne comprend pas comment il
pourrait y avoir sécession. C'est bien beau de parler en termes de
« biopouvoir » et de « vie nue », mais alors
sur quoi s'appuyer pour trouver la sortie?
Pour nous, cette expression de la guerre qui
traverserait l'individu et cette opposition au contrôle en général
traduisent une compréhension brute de la domination réelle du
capital. En effet, la domination réelle du capital veut opérer
directement sur la façon d'être de l'individu démocratique plutôt
que d'exercer une violence de classe qui n'a plus lieu d'être en
l'absence de son sujet. Les individus se trouvent en prise plus
directe avec une injonction à la conformité à la société
capitalisée et cela fait émerger un discours et des pratiques de
rejet global de la part des « insoumis » et autres
insurrectionnistes. Mais ces comportements restent isolés parce que
des médiations de cogestion, d'assistance ou associatives continuent
de fonctionner et de produire leurs effets. Ce qui est pris comme la
disparition des médiations traditionnelles ne correspond qu'à une
crise des anciennes médiations, à leur mutation ou à leur
remplacement par de nouvelles et non pas à une absence totale de
médiations. Là où nous pouvons être d'accord avec les
insurrectionnalistes, c'est que ces nouvelles médiations n'en sont
pas vraiment; pour Tiqqun, ce
ne sont que des dispositifs visant à solutionner des situations
désignées comme problèmes, pour nous, ce sont plutôt des
remédiations comme nous les avons nommées à la note 94. C'est
aussi cette croyance en une domination brute, mise à nue en quelque
sorte si on suit Agamben qui conduit les insurrectionnalistes à une
fixation sur les forces de police et à l'organisation de sa
surveillance. L'action courante de la police est inventoriée sur des
sites40
comme dans les journaux d'agitation. Le plus souvent, la recension de
cette activité policière prend une forme quantitative : il
s'agit d'énumérer les actions des insurrectionnalistes comme les
interventions et bavures des policiers, ce qui produit un curieux
effet puisqu'on a l'impression que les face-à-face ne s'annulent
pas, mais s'ajoutent comme marqueurs de l'intensité de la guerre
sociale. On peut noter qu'un processus similaire est en train d'être
mis en place par rapport aux fascistes.
Les insurrectionnalistes veulent ainsi donner
l'impression qu'il y a un activisme réel de la plèbe, mais dévoyé
par le pouvoir et les médias sous forme de faits divers renvoyant au
traitement de la petite délinquance et relevant de la question de la
sécurité plus que de la guerre sociale41.
Mais l'inverse est aussi vrai. Se substituant à l'activisme
politique du type « mouvement », les insurrectionnalistes
utilisent des faits bruts (tels les deux adolescents morts de
Clichy-sous-Bois en 2005) pour démontrer l'existence de la guerre
sociale en cours, celle menée par le pouvoir contre la plèbe. Le
discours transforme ces faits en événements. C'est là, qu'ils le
veuillent ou non, qu'ils se retrouvent en résonance, avec des médias
dont le discours est contradictoire : ils doivent faire
ressortir des événements du flot de banalités qui circule mais, en
même temps, ces événements doivent être banalisés dans le cadre
d'une sécurisation des situations de conflits potentiels ou advenus.
Malgré le fait que les illégalismes ne sont plus
autant que par le passé issus de
l'activité politique et qu'ils ne peuvent pas tous être assignés à
une manifestation de la plèbe, les insurrectionnalistes
font pourtant comme si c'était le cas, et ils les estiment a
priori pour
leur contenu de rébellion (les « émeutes » de 2005
deviennent exemplaires) sans tenir compte des autres forces qui
agissent sur le terrain (guerres entre bandes, trafics en tout genre,
« grands frères », médiateurs, maisons des jeunes,
missions locales, écoles et différents services publics et de
transport qui n'ont encore pas disparu). Malheureusement, la
criminalité n'a que rarement à voir avec la rébellion, mais plutôt
avec une glorification de la bande qui fait office de « milieu »
en recherche de pouvoir et d'argent42.
Cette fascination pour les formes de décomposition
de ce qu'on pourrait appeler, par facilité, les nouvelles « classes
dangereuses » des banlieues est évidente dans l'IQV pour qui
le modèle de regroupement le plus adapté
à notre époque est celui de la bande. Cette fascination
pour la décomposition des rapports sociaux ne provient pas d'une
sourde attirance que des jeunes entretiendraient dans l'espoir de
s'encanailler43
(nous ne sommes plus dans les années 1960-1970), mais de leur
conception générale de la société qu'ils
voient comme décomposée. Ils font preuve du même esprit réducteur
que les médias qui ne voient dans les banlieues que les émeutes et
non un quotidien parmi d'autres, avec ses hauts et ses bas, avec ses
luttes souterraines, ses activités informelles créatives et non pas
uniquement destructives. Alors qu'ils exaltent souvent en paroles ou
par écrit « la vie », ils la dénient au « peuple »
(le mal, un ensemble de « fachos » et de « réacs »)
qu'ils condamnent à la « survie » et seuls les actes de
la « plèbe » (le bien, un ensemble de jeunes non
« gaulois » de préférence) sont alors dignes de cette
« vie ». Cette vision ne tient que parce que là encore
elle affirme son côté binaire : d'un côté la minorité des
révoltés réels ou potentiels, de l’autre la majorité des
soumis.
Dans ces émeutes de banlieue, comme dans les fins
de manifestations étudiantes ou autres, la bande aurait prouvé son
efficacité dans la résistance à la police et serait marquée par
des possibilités d'opposition totale à une société conçue comme
un bloc qui fait face et auquel on fait face44.
« Des bandes de banlieue qui rendraient tout le monde jaloux de
leur solidarité » ou encore « Ces bandes qui fuient le
travail, prennent le nom de leur quartier et affrontent la police
sont les cauchemars du bon citoyen individualisé à la française :
ils incarnent tout ce à quoi il a renoncé, toute la joie possible
et à laquelle il n'accédera jamais » et enfin : « le
Français ne peut s'empêcher d'envier ces quartiers dit de
relégation où persiste encore un peu de vie commune, quelques liens
entre les êtres, quelques solidarités non étatiques, une économie
informelle, une organisation qui ne s'est pas encore détachée de
ceux qui s'organisent », peut-on lire dans L' IQV.
Pourtant, revendiquer une forme clanique comme résistance à la
catastrophe en cours, c'est s'inscrire dans la « balkanisation »
et la barbarisation des rapports sociaux propres à notre époque :
on s'affronte entre bandes pour des questions de reconnaissance
symbolique (son quartier contre les autres, la prise de risque qui
met en vedette les « meilleurs » du groupe, etc.) ou pour
le peu de dignité qui reste à sauver ou à reconquérir.
1
La remédiation est un
processus qui consiste à compenser les dysfonctionnements de
mécanismes ou d'institutions par la mise en place de petites
recettes qui sont comme des emplâtres sur une jambe de bois. La
philosophie de la chose est qu'il faut que tout change pour que rien
ne change comme le disait le prince de Lampedusa dans Le
Guépard. La
tactique de la remédiation systématique signale une époque où le
réformisme est devenu impossible en tant que stratégie.
2
Si on veut donner des
exemples concrets, on peut citer, dans l'Éducation nationale, les
Rased pour les élèves du primaire en difficulté et les IUFM pour
les enseignants en formation et, à un niveau plus général de
l'emploi, les conseillers d'insertion. Ceci dit, comme nous le
voyons actuellement avec les attaques gouvernementales contre ces
mêmes Rased et IUFM, ces remédiations ne constituant pas de
véritables réformes, elles peuvent être aussi rapidement
supprimées... et remplacées qu'elles ont été créées.
3
Pour une critique de ces courants, on peut se
reporter aux articles d'A. Dréan dans le nº 14 de Temps
critiques.
5
Les derniers
événements d'octobre 2010 montrent qu'il ne faut jamais
désespérer. À cette occasion, la parution de journaux comme
Premier Round à
Lyon, Vole pas le
riz à Montpellier
indique que rien n'est figé, que les lignes sont mouvantes. De
même, à Albi le tract « Octobre mouvant » essaiera à
la fois de se relier au fil historique des acquis ouvriers sur la
retraite, tout en pointant le nécessaire écart à produire par
rapport à nos statuts et conditions, la nécessité de reconstituer
des réseaux d'entraide quand les solidarités organiques mises en
place par l'État entrent en crise.
6
Même si on ne peut
qualifier les manifestants grecs d'insurrectionnalistes, le groupe
grec tptg
exprime bien cela : « Les rebelles... ont temporairement
dépassé leurs identités et leurs rôles séparés, qui leur
étaient imposés par la société capitaliste, puisqu'ils ne se
sont pas rencontrés comme travailleurs, étudiants, lycéens, ou
immigrés, mais comme rebelles » et là nous ne pouvons
qu'être d'accord avec la revue Théorie
Communiste, page
47 de son no
23 qui déclare : « Il est vrai que les "rebelles"
ont temporairement dépassé ces rôles mais parce qu'ils ont pu les
considérer comme “imposés” par la société capitaliste, parce
que momentanément ils ont pu se considérer “face à la société
capitaliste”. Mais c'était là toute la limite constitutive du
mouvement car une définition sociale, c'est un rapport social
objectif et non l'imposition ou l'inculcation d'une norme de
comportement sur un individu présupposé ». D'autre part, un
dépassement des statuts et conditions peut s'amorcer dans un moment
particulier, mais il en faut bien plus pour que ces statuts et
conditions disparaissent. Sur
la Grèce, il faut lire Théo Cosme, Les
émeutes en Grèce (éd.
Senonevero, 2009) même si les textes grecs et l'interprétation des
événements sont un peu recouverts par la position théorique de la
revue Théorie
communiste.
7
Comme le dit le texte
grec du tptg,
« il y avait beaucoup de sympathie et d'intérêt pour les
insurgés, mais très peu d'implication active de la part de la
population ». Ce texte signale l'incapacité du mouvement à
trouver le degré de violence adéquat, ce qui est normal à partir
du moment où, de par sa composition et ses limites, il n'a rien
entrepris de « positif »... mais c'est pour dénoncer
l'attitude des groupes armés. Or le volontarisme avant-gardiste
dont sont animés ces groupes est aussi un produit des limites du
mouvement et non son pur dévoiement. Sur ces questions on peut se
reporter à Jacques Guigou, Jacques Wajnsztejn, Mai
68 et le mai rampant italien, éd.
L'Harmattan, 2008. On a en tout cas du mal à percevoir les rapports
entre insurrectionnalisme et lutte armée, même si le premier se
revendique plus de la violence diffuse et mouvementiste que de la
violence avant-gardiste. Toutefois, certains anarchistes, qui
reprennent parfois des thèmes insurrectionnalistes, semblent
conscients d'une ligne de partage pas toujours facile à établir et
ils insistent sur ce qui distinguerait les deux voies : « La
violence insurrectionnelle est une violence partagée [...] Ce qu'il
faudrait à mon avis éviter, c'est une reformulation du dualisme
État/groupe armé clandestin parce que cela ne permet pas de
répartir l'usage de la violence, mais construit simplement une
monopolisation de plus qui s'ajoute
— même en
s'y opposant — à celle de l'État » (« Quatorze
points sur l'insurrection », p. 28 du no
3 de la revue A
corps perdu, septembre
2010).
Cette revue essaie parfois d'échapper à l'idéologie
insurrectionnaliste, essentiellement aux « dérives »
nihilistes, et la dimension critique y est à l'occasion présente à
partir d'un positionnement anarchiste revendiqué qui, toutefois,
n'hésite pas à emprunter, sans le dire évidemment, au corpus
théorique des gauches communistes; ainsi, p. 47, on peut trouver un
florilège peu orthodoxe où il est référé aux textes
« classiques anarchistes » alors qu'on trouve une
formule utilisée par les communistes radicaux des années 1970 (par
exemple la revue Négation) comme quoi « la classe doit
à la fois s'affirmer pour se confronter au capital, tout en étant
obligée de se nier en tant que telle pour l'abolir ». Dans la
même page, on trouve aussi une référence à la communauté du
capital (« la seule communauté qui reste est celle du
capital », p. 49), terme jamais utilisé par les anarchistes
français, mais qui vient directement des analyses de la revue
communiste radicale Invariance à partir de sa série II
(années 70).
Cette position parfois critique d'A corps perdu est
toutefois déroutante. Non pas que la critique ne soit pas la
bienvenue, mais on a parfois l'impression que certains auteurs des
articles cherchent à se démarquer de certaines formes
d'insurrectionnalisme, disons les plus ouvertement nihilistes, sans
les nommer. Ce n'est pas alors très cohérent de s'en prendre à la
trop grande, visibilité médiatique du « Comité
invisible » de l'iqv
si, par ailleurs, le but principal est de critiquer des formes
particulières d'insurrectionnalisme qui restent invisibles pour le
commun des mortels. Ce n'est pas non plus très cohérent de voir se
côtoyer d'une part une apologie de la chasse aux flics de
Villiers-le-Bel en 2007 (p. 45) et l'idée que « les émeutes
actuelles sont neutres au sens où elles peuvent être
potentiellement aussi bien révolutionnaires que réactionnaires »
(p. 34) et, d'autre part que c'est dans l'absence de perspective, de
rêve (dans l'émeute), que le pouvoir a la marge de transformer
« la guerre sociale en guerre civile » (p. 33) et donc,
sous-entendu, de reprendre l'avantage.
8
Sur ce point, cf.
« Banlieues 2005 : La part du feu », hors série de
Temps critiques,
décembre 2005
repris dans le no
14 de la revue (hiver 2006)
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article137.
9
Notre référence à
l'analyse de la microphysique des pouvoirs chez Foucault tient
compte de certaines descriptions intéressantes des formes de
domination, mais nous n'en épousons pas les présupposés
théoriques que nous avons déjà critiqués dans J. Wajnsztejn,
Capitalisme et
nouvelles morales de l'intérêt et du goût (éd.
L'Harmattan, 2002). Quant au concept foucaldien de biopolitique
repris et développé par G. Agamben, nous pensons qu'il conduit à
une position infra-politique de naturalisation du pouvoir et à un
refus de penser les formes historiques des grandes luttes au cours
de l'histoire. Il suffirait alors de redécouvrir des subjectivités
vivantes déjà là à l'état pur, mais recouvertes par des
dispositifs de contrôle. Il suffirait alors de les affirmer.
10
Il y a d'abord le
flic, bien sûr, le riche ensuite, l'être masculin, « l'hétéro »,
le « blanc ». Et de la même façon que ces ennemis font
masse (les « dominants »), il s'agira de se constituer
en masse de « dominés. »
11
Le contrôle de ce
niveau de violence n'est d'ailleurs pas toujours évident, surtout
dans un État faible comme l'État italien, et les bavures
périphériques qui ont été commises par la police ont été
ensuite condamnées juridiquement par les tribunaux.
12
Problème que nous
soulevons par rapport au mai rampant dans Temps
critiques nº 15,
« Réflexions sur Tiqqun »
de J. Wajnsztejn
(p. 199-200): http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article213.
13
Cela heurte parfois
des militants les plus récents quand des plus anciens (ou des plus
au fait d'un historique des répressions) leur font remarquer
que la répression des années Marcellin dans l'après-68 et le
début des années 1970 n'a rien à envier à celle des années
Sarkozy. L'effet Sarkozy, ce n'est d'ailleurs pas d'accroître la
répression, mais de décomplexer la bêtise. C'est à partir de là
que des opérations comme celle montée contre les Roms ou des
menaces sur la perte de nationalité française sont pensables et
rendues possibles. C'est aussi à partir de ces pratiques que des
ambiances de guerre civile, telles que celle imposée à Lyon fin
octobre 2010, peuvent évoquer, au sein d'une partie de la
population, la préfiguration d'une guerre civile. Mais, pour le
moment, contrairement à ce que pensait Tiqqun
et à ce
que pensent certains insurrectionnalistes lyonnais qui ont fait de
Lyon « la ville insurgée », le pouvoir garde la main et
« les faits sont têtus »; malgré deux ou trois
journées qu'ils qualifient d'émeutières, 600 CRS et gardes
mobiles suffisent pour « tenir » la place Bellecour et
le centre-ville.
14
C'est d'ailleurs plus vrai pour Prima
Linea car si
les Brigate Rosse représentaient
pour les jeunes rebelles une sécurité logistique supérieure,
elles correspondaient moins à leur spontanéisme libertaire, alors
que Prima Linea avait
cru trouver une synthèse dans le mouvementisme armé.
15
Nous nous refusons à
parler à ce sujet d'émeute. À notre avis, l'usage de ce dernier
terme est ici abusif et correspond à une production médiatique que
se réapproprient les insurrectionnalistes de façon a-critique. Si
nous prenons l'exemple lyonnais, il ne fait pas de doute pour qui
était sur place à l'époque et pour qui a un peu de mémoire que
ce qui s'est passé autour de Bellecour pendant une semaine en 1994
au moment du mouvement anti-cip
relevait d'une intensité d'affrontement et de « casse »
bien plus grande, de part et d'autre d'ailleurs. Mais on ne parlait
pas « d'émeute » à l'époque! Si différence il y a,
c'est au niveau de « l'ambiance » : en 1994, il n'y
avait pas d'hélicoptère tournant sans arrêt autour de la place
pour faire croire à la guerre civile; les arrestations et
condamnations ne servaient pas à intimider et à remplir les
prisons, mais à faire des exemples en nombre limité (deux jeunes
de banlieue furent ainsi « triés », ce qui permit par
contre-coup de mieux identifier la solidarité qui s'ensuivit).
16
Tout juste peut-on
dire que comme nous-mêmes, ils ne se situent pas parmi les
« encadreurs »
fussent-ils libertaires, mais on attend toujours leur liaison réelle
et non pas fantasmée avec les « émeutiers »
17
Cette critique de
l'individu sujet sera poursuivie par G. Agamben avec sa notion de
« singularité quelconque » sans essence (cf. son
livre : La
communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque.
Ed. Seuil, 1990).
18
Cf. le no 1 de la revue A corps perdu (2008) et
l’article « Les cendres des légendes : pour en finir
avec l’apologie illégaliste » signé Il Mugnaio
Menocchio.
19
Ibid.
20
Cela crée d'ailleurs
des contradictions quand ces lieux se trouvent être les mêmes
comme à la Croix-Rousse à Lyon ou à Montreuil en région
parisienne. Comment dénoncer un quartier qualifié de « bobo »
et, en même temps, en faire un quartier protégé et interdit aux
fascistes? La seule possibilité, c'est l'alliance antifasciste
entre « bobos » et « radicaux ».
21
Voir : Collectif
« Le jardin s'embrase », Les
mouvements sont faits pour mourir... (éd.
Tahin Party, 2007, p. 119-120).
22
Cf. A
corps perdu, op.
cité : « La révolte incendiaire de novembre 2005 en
France et l'hypothèse insurrectionnelle. » (p. 45)
23
Ce que nous avons défini dans Temps
critiques globalement comme l'utopie
du capital avec comme conséquence du point de vue du rapport à la
valorisation capitaliste « l'inessentialisation de la force de
travail ».
25
Les mouvements sont faits pour mourir...
(op.cit.)
26
Pour une synthèse sur
ce groupe on pourra consulter l'ouvrage déjà cité de JG et JW,
pages 336-338 et une brochure Azione
rivoluzionaria : contribution à la critique armée libertaire.
Textes réunis par
S.Cirincione, ancien de l'organisation qui a refusé la ligne des
accusés du procès de Livourne de dissoudre ar
en appelant à rejoindre soit les nr
soit pl.
Et de fait, Faïna, principale figure du groupe rejoindra les br
en prison.
27
Pour trouver des
exemples historiques de cet insurrectionnisme, on pourrait citer
certains courants de l'anarchisme individualiste et particulièrement
Libertad et le groupe Kibaltchitch-Maîtrejean au début du xxe
siècle. Des courants qui se situaient en dehors justement de toute
pratique classiste. Cf. le livre d'A. Steiner : Les
En-Dehors (L'Échappée,
2008). Sur cet insurrectionnisme « primitif », on peut
aussi se reporter à ce que disait Malatesta à propos de
l'expédition dite du Benevento en 1877 et, bien sûr, à
l'expérience makhnoviste de l'armée révolutionnaire
insurrectionnelle d'Ukraine au moment de la révolution russe, une
expérience de guerre sociale, non strictement classiste elle aussi.
Ce retour à l'insurrectionnisme n'est pas fortuit ou volontariste
puisqu'à cette époque les « classes dangereuses »
n'étaient pas encore transformées en une classe ouvrière partie
intégrante de la société bourgeoise et qu'aujourd'hui
l'irreproductibilité tendancielle de la force de travail (chômage,
précarité) recrée une situation qui ne peut plus s'appuyer sur ce
qu'était la condition ouvrière du fait que la société
capitalisée recrée des « en-dehors » du travail. Mais
ils ne sont pas globalement des « en-dehors » puisque
leurs valeurs ne sont pas différentes de celles qui prédominent
dans cette société capitalisée (la thune, l'égoïsme forcené,
la hiérarchie dans la bande, l'agressivité et la compétition
entre territoires, le machisme).
28
De nombreux
anarchistes espagnols durent plonger dans la clandestinité à
partir de 1874-75 et les tentatives insurrectionnistes laissèrent
place à la propagande par le fait et aux attentats ciblés.
29
Cette rupture peut
être datée de 1979-1981, c'est-à-dire juste après les derniers
mouvements de 1977 en Italie, les grandes grèves des mineurs
américains de 1978, des sidérurgistes français de 1979, puis des
mineurs anglais au début des années 80 et, enfin, des défaites
des grèves européennes dans l'automobile à la même époque.
31
Est-ce une allusion
cachée aux « porteurs de peste » (I
Untorelli)
du soulèvement de
1977 en Italie?
33
Sans être a
priori
insurrectionnaliste,
D. Colson a été le premier à notre connaissance (Petit
lexique philosophique de l'anarchisme, Livre
de poche), à vouloir relier les fils théoriques disparates de
l'anarchisme en les rattachant aussi à des auteurs qui n'ont eu
aucun rapport direct avec l'anarchisme. Un éclectisme qu'on
retrouve dans Tiqqun
et dans bon nombre
de textes anarchistes récents, tels que Au
coeur du volcan, reproduit
dans le numéro 3 de A
corps perdu, même
si les idéologues « post-modernes », comme Deleuze, ne
sont pas cités formellement. À partir d'auteurs tels que Leibniz,
Tarde, Simondon, Spinoza, D.Colson énonce une critique de la
totalité, comme fondamentalement répressive et dénonce comme
occidentalo-centriste l'universalisme des Lumières. Il y affirme un
individu sans substance, à la capacité de « transduction ».
Un individu interactif qui « potentialise » le réel;
affirmation aussi de la « puissance » contre le pouvoir
et la domination (cf. aussi Negri et sa « multitude »)
qui sont partout (Foucault). Une puissance qui ne vient pas d'une
dialectique des forces interne au système, mais de l'extérieur
(cf. Tiqqun et
l'iqv).
La puissance est active et non réactive (l'affirmation deleuzienne
contre la négation hégélienne) car le système n'est pas toute la
réalité sociale. Puis, avec Deleuze, la monade leibnizienne de
départ devient « le nomade », un nomade aux visages
multiples mais dont ce multiple permet une vraie unité :
penser le commun à partir du différent (c'est la base
d'affirmation de tous les particularismes, fussent-ils radicaux et
des identités multiples composées et recomposées par
l'expérimentation, c'est la base d'affirmation de l'immédiat) dans
un mouvement qui devient le but et n'est plus un simple moyen. Dans
cette présentation, tout semble se côtoyer : les dominations,
les désirs, les particularités dans un présent qui évacue toute
dimension historique et où les rapports sociaux (et les
déterminations) sont remplacés par des rapports de force. D'où
aussi ce langage guerrier qui affleure parfois, bien sûr pas chez
Colson, mais chez les utilisateurs de concepts qui récupèrent
l'ascète guerrier et le combattant de la grève générale de
Proudhon, la machine de guerre nomade de Deleuze. L'anarchisme n'est
pas le fruit de déterminations, il est la détermination. Là
encore, cela annonce l'insurrectionnalisme actuel.
Pour une critique plus complète de l'ouvrage de
Colson, on peut se reporter à l'article « Anarchisme et
subjectivités du capital » dans le nº 13 de Temps
critiques (2003).
34
C'est en ce sens que
Jacques Wajnsztejn a écrit sa préface à la nouvelle édition
d'Individu,
révolte et terrorisme, Éd.
L'Harmattan, 2010. C'est dans ce sens que peut aussi être comprise
la référence principale à 1977 en Italie. Le mouvement de 1977 a
représenté la tentative de ne se définir ni en fonction des
rapports de production comme c'est le cas avec les classes sociales,
ni en tant que sujet doté d'une essence révolutionnaire comme
c'est le cas du prolétariat.
35
Sur ce point, on a un
exemple tout récent avec un texte signé « d'anti-autoritaires »
et transmis par Non
Fides qui
s'enflamment contre un projet de financement d'activités
alternatives autour de Tarnac. Loin de nous l'idée de s'identifier
ou même de répondre à cet appel, mais force est de constater que
tout est conçu de façon manichéenne et morale. C'est le tout ou
rien de la pureté et du devoir être révolutionnaire face à ce
qui ne serait qu'une pure compromission avec le système. Comme pour
l'État, l'ennemi n'est plus extérieur, il est même intérieur à
l'insurrectionnalisme. Le concours de radicalité sur le modèle
pourtant tant honni du marché et de la concurrence peut commencer!
36
Déjà, les Fossoyeurs
du Vieux Monde avaient
abandonné, dans leur
projet subversif, la notion de classe pour prendre celle de
« pauvres modernes », suivant en cela, les
situationnistes... quinze ans plus tard.
38
Lire cet article qui
propose de « replacer l'émancipation dans une perspective
sécessionniste » :
https://rebellyon.info/Rupture-Replacer-l-emancipation.html
41
Ce fut aussi la
pratique de la contre-information « de classe »
pratiquée par les maoïstes de La
Cause du peuple
après Mai 68 (cf.
les tout débuts du journal Libération
et l'affaire de
Bruay-en-Artois).
42
On est loin du
contexte du début des années 1970 où le groupe italien Comontismo
pouvait énoncer
« Contre le capital : lutte criminelle » et un
journal français s'appeler Le
Voyou. Sur ces
groupes, on peut se reporte à Mai
68 et le mai rampant italien (op.
cit.)
« Le courant
communiste radical », p. 246-258. Ceci dit, cela n'excuse
pas toutes les erreurs ou illusions de l'époque par rapport à ces
catégories censées se substituer à une classe ouvrière
déficiente en tant que sujet révolutionnaire.
43
Cela transparaît
pourtant chez certains « sympathisants » comme
Dell'Umbria affirmant dans un récent opuscule C'est
de la racaille? Eh bien, j'en suis ! (éd.
L'échappée, Paris, 2006) ; ou comment détourner une turpitude
sarkozyste en se plaçant sur le même terrain d'une banlieue
homogénéisée et donc stigmatisée ou mythifiée suivant la
position politique adoptée.
44
La notion de Black
Block est plus à
creuser qu'à reprendre. En effet, ne suppose-t-elle pas justement
la croyance manichéenne, et ô combien traditionnelle et
chrétienne, entre le bien et le mal. Ainsi, deux blocs
s'opposeraient dans un face-à-face digne de West
Side Story. Et, de
bloc à bloc, on passe ainsi facilement de bande à bande. Le mode
d'antagonisme de la banlieue qui est justement un mode interne,
c'est-à-dire opérationnel uniquement au sein de la banlieue ou du
quartier, deviendrait tout à coup, interprétation idéologique
aidant, un mode opératoire vers l'extérieur à partir du moment où
la police est considérée principalement comme une autre forme de
bande.
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